Tristan et Isolde psychédélique, entre arts et consciences à La Monnaie de Bruxelles
« Comme dans mon existence, je n'ai jamais goûté le vrai bonheur que donne l'amour, je veux élever à ce rêve, le plus beau de tous les rêves, un monument dans lequel cet amour se satisfera largement d'un bout à l'autre. » Richard Wagner à propos de Tristan und Isolde
La Monnaie de Bruxelles avait ouvert sa saison sur La Flûte enchantée de Mozart (actuellement reprise à Lille), elle la referme (avant Le Conte du tsar Saltane de Rimski-Korsakov par Tcherniakov) aux antipodes stylistiques avec une odyssée romantique sensible et ici surtout psychédélique : Tristan et Isolde de Wagner. Le philtre d’amour pris par le couple transporte les deux amants dans des strates extra-corporelles, entre empoisonnement et libération de l’âme. Dans cette quête, les repères se troublent, entre hallucinations, pertes identitaires et révélations. Passé le sublime Prélude du premier acte, le rideau se lève et révèle une scène surmontée de stalactites lumineuses, le fond du plateau oblitéré d’un gigantesque miroir, les chanteurs vivant isolés. Les personnages se meuvent avec une lenteur sensuelle et cérémonielle, un tableau entre peinture, sculpture et surtout sensorialité musicale. Giacometti, Gerhard Richter, Niki de Saint Phalle : les références artistiques et/ou contemporaines sont nombreuses, se mêlent dans la cave en stalactites, naviguent vers l’arbre de vie jusqu’au cube de néon.
Dans cette atmosphère visuelle indolente, la musique -et notamment le fameux accord de Tristan- perce sous la direction d’Alain Altinoglu, d'une instabilité savamment maniée, à l’image des héros. L’orchestre se dessine avec une rondeur déroutante, la brume palpable de la fosse résonnant avec la brume scénographique. Portés par les flots musicaux de l’Orchestre maison, les solistes offrent leur voix avec générosité et une certaine humilité de caractère. Le rôle d’Isolde est tenu par la soprano danoise Ann Petersen qui dessine une voix riche, altière et précise au service d'une fascinante complexité. La prosodie wagnérienne est accordée avec une impartialité royale et puissante. Au-delà de la maîtrise d’Ann Petersen, son intérêt réside dans l'évolution vocale, entre lâcher-prise et indolence, gommage progressif des rugosités jusqu'à la perte d'identité, passant par le doute, la peur et la fulguration de l’âme, avec des aigus désarmants mais gardant l’intégrité du personnage d’Isolde.
Son amant Tristan, plus doux et plus flou est servi par Bryan Register, connu pour sa souplesse vocale. Le ténor américain qui incarnait Lohengrin la saison passée à La Monnaie revient pour une interprétation très nuancée, profonde et juste. À la mesure de sa voix, ronde, souple, ornementée et naturelle, ce Tristan intègre avec limpidité la psychologie du rôle. L’acte II se livre comme une confession, une ascèse à l'image de son amour.
Plus ancrée dans le réel, Nora Gubisch brille en Brangäne d’une voix dense, précise et travaillée, légèrement gutturale et appuyée. Grâce à sa formation baroque, la chanteuse propose une gestion du souffle précise et vive qui confère au rôle une belle juvénilité, entre blancheur dans les aigus et profondeur dans les passages plus autoritaires. Le panel vocal est large, la vélocité impressionnante, la voix ouverte, toujours.
La basse Franz-Josef Selig sert le rôle du Roi Marc d’un grave abyssal et autoritaire. Redoutable et rauque, la voix roule à l’anglaise, précise et très libre, entre chanté-parlé et vélocité de l'assise. Plus modulé, le baryton Andrew Foster-Williams maîtrise le cérémonial autoritaire de Kurwenal et lui dessine une voix cernée, parfois récitation ronde et appuyée. Le geste lent, il se meut de façon mathématique, la voix sûre scandante et profonde. Le ténor Ed Lyon dans le rôle du matelot navigue avec une voix ornementée, douce et précise. Dès son entrée a cappella, elle est à la fois déployée et humble, les notes naissent pures, soufflées et fines. Wiard Witholt (Melot et Timonier) marque par un grave assez redoutable de baryténor, puissant et précis, vil et stable, qui jure quelque peu dans cette distribution où tous évoluent parmi le doute.
Les Chœurs de La Monnaie dirigés par Martino Faggiani (exclusivement masculins dans cet opus), gravissimes et protocolaires sont témoins de l’histoire tragique, cachés en ligne derrière des miroirs sans tain, leurs voix tempèrent avec une digne rigueur la folie des hommes et leur chute mortelle.