La Passion selon Saint Matthieu, Bach et Jordi Savall à la Philharmonie
Ce monument musical d’une profondeur touchant à l’universalité résonne tout particulièrement lorsqu’il est visité par Jordi Savall pour qui la musique est un acte d’engagement humaniste (dixit). C’est avec beaucoup d’humilité que le chef aborde ce chef-d’œuvre, sans théâtralité démonstrative, dans un engagement serein et attentif à tous (il est le premier à applaudir les interprètes). Il n’hésite pas à prendre sa viole de gambe, partageant les souffrances du Christ dans une partie instrumentale virtuose.
Cheminant de longue date à ses côtés, Le Concert des Nations, composé d’éminents instrumentistes, diffuse un son d’ensemble précis, ciselé et assume les parties solistes aux côtés des chanteurs avec dextérité et musicalité. Compagnon fidèle également, La Capella Reial de Catalunya propose un son d’ensemble homogène ainsi que l’émergence d’individualités mises à contribution pour les petits rôles du drame. Les enfants de la maîtrise du conservatoire de Dole (Jura) se joignent à l’ensemble, faisant planer leurs voix au-dessus des deux chœurs d’introduction et se mêlant au choral final de la première partie.
De part et d’autre du chef, le ténor Florian Sievers prête sa voix au récit de l’évangéliste et Matthias Winckhler incarne Jésus. Ce premier, tout en lisant attentivement sa partition, distille une palette de couleurs et d’émotions variée grâce à une voix souple aux aigus aisés. Il est saisissant d’expressivité lorsqu’il narre la mort de Jésus passant du pianissimo de stupeur en voix de tête au grand cri mein Gott, warum hast du mich verlassen? (mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné ?). Matthias Winckhler personnifie Jésus par sa voix de basse richement timbrée aux graves profonds et sonores. Regardant le public plus que sa partition, il tente de convaincre ses disciples avec un mélange d’autorité et de douceur. La voix de contre-ténor de Nils Wanderer s’accorde à la suavité requise pour exprimer le désespoir de Pierre d’avoir renié Jésus. Les tenues émises sans force dans une nuance extrêmement piano semblent cependant peiner à s’intensifier dans le phrasé. Ses aigus sonores contrastent fortement avec un médium grave plus en retrait, entravant le flux de la phrase musicale. Il marie néanmoins sa voix avec celle de la soprano Rachel Redmond dans le duo So ist mein Jesus nun gefangen (Ainsi mon Jésus est capturé maintenant) dans un phrasé commun qu’interrompt la clameur du chœur. Dans la première partie, elle commente la trahison de Judas dans une vocalité très précise au vibrato contrôlé.
Bach, Matthäus Passion [Jordi Savall, Le Concert des Nations, La Capella Reial de Catalunya, Maîtrise de Dole Franche Comté Florian Sievers, Matthias Winckhler, Marc Mauillon, Markus Volpert, Marta Mathéu, Nils Wanderer, Juan Sancho, Rachel Redmon, Kristin Mulders, pic.twitter.com/uo2drU2LFs
— Adalbéron Palatnīk (@adalberon_pala) 18 avril 2019
La soprano Marta Mathéu, se ressaisit après une première intervention timide. Sa voix sans vibrato mais néanmoins souple se fait instrumentale en épousant les sonorités des deux hautbois de chasse, qui contrairement à ce que leur nom indique, font entendre un son doux et mélancolique, avec lequel elle dialogue. Le baryton Marc Mauillon investit les courtes interventions de Judas et incarne Simon de son timbre particulier, proche de la voix parlée, aux graves cependant ronds et présents. Markus Volpert dispense une grande énergie vocale et physique à incarner Ponce Pilate. Son timbre précis de baryton peut manquer parfois de présence dans le grave sans pour autant entraver son grand investissement.
Dans cet esprit de communion humaniste qui préside au concert, à la démarche et à la carrière de Jordi Savall et Jean-Sébastien Bach, maints solistes se succèdent sur le devant de la scène, prenant parfois part au drame en interprétant un seul récit et air. C’est le cas du ténor Emiliano González-Toro qui demeure inoubliable dans le récit Mein Jesus schweigt (Mon Jésus se tait) et l’air Gedult (Patience) par la variété de son phrasé, de son articulation (il joue avec les sonorités des mots Schimpf und Spott, Affront et moquerie) et de ses nuances. Le ténor Juan Sancho représente Sion d’une voix peu portée, entravée par un appui laryngé et la mezzo-soprano Kristin Mulders fait entendre un chant empli de sanglots après un récit dramatique.
Le dernier chœur porte le Christ au tombeau, le public porte les artistes aux nues dans un tonnerre d’applaudissements, à ressusciter les morts.