Le Stabat Mater danse la Tarentelle : Naples s'invite à la Chapelle Royale de Versailles
Recomposer le contexte historique et musical, religieux et populaire du légendaire Stabat Mater de Pergolèse : tel est le pari de ce programme couronné de succès au concert et au disque (l'enregistrement de l'an 2000 a été réédité en 2015 et celui-ci est actuellement épuisé). Le chef-d'œuvre absolu de la musique latine est ici replongé dans son berceau napolitain, introduit par des chants populaires (qui emplissaient les rues notamment avant Pâques) et les manuscrits de confréries religieuses (celles qui commandaient les œuvres sacrées comme ce Stabat). Sont ainsi réunis dans la Chapelle Royale de Versailles comme jadis à Naples, le peuple et les ouailles, la foule et les fidèles, qui assistent à un spectacle processionnel.
Du fond de la chapelle s'élève un chant folklorique bondissant au rythme du tambourin : une farandole instrumentale et vocale (qui interprétera aussi les Stabat Mater), enjouée et napolitaine vient jusqu'au pied de l'autel au rythme de la tarentelle (danse traditionnelle pour guérir des morsures de tarentule). Le chef Vincent Dumestre joue lui-même de la guitare baroque, le luth, grattant fougueusement ses cordes, tandis que les violons sautillent, frémissent et tressaillent, et que la contrebasse prend des rebonds jazzy.
Des cimes de la chapelle côté Cour s'élève et tournoie une voix grave angélique. Des cimes de la chapelle côté Jardin lui répond un aigu tellurique. Du pied de l'orgue (comme Marie debout -Stabat Mater- au pied de la Croix et de Jésus) leur répond un trio masculin (le baryton Emmanuel Vistorky, les ténors Serge Goubioud et Hugues Primard), aux mêmes altitudes et sommets d'émotions, d'harmonieuses voix à la fois douces et ancrées. La pulsation précise sur des unissons monacaux se conserve vers une polyphonie noble et ample, modulant soudain par un accord mineur vers la douleur terrible d'une mère.
Concluant la procession avec le chef-d'œuvre de la soirée, les deux solistes féminines viennent à l'avant-scène. L'harmonie de leur chant s'effectue d'emblée, presque à voix égales tant la soprano s'installe sur des graves ronds soyeux et tant la mezzo rayonne dans l'aigu aussi chaleureux. Toutefois, les tessitures se mêlent aussi car la mezzo ne "sonorise" pas complètement ses graves ni la soprano ses aigus (les sons ont du souffle non vibré par les cordes vocales). Leurs médiums respectifs les trouvent plus à l'aise pour renforcer la projection et l'accroche du vibrato, chacune avec son caractère vocal. Les voyelles au vibrato très alerte et serré soutiennent le mordant un peu fougueux et soudainement redressé en une lance sonore par la soprano Sophie Junker (Vénus in loco il y a peu) qui psalmodie in fine sa peine sonore du bout des lèvres. La mezzo-soprano Eva Zaïcik lumineuse et moirée rappelle ses prestations dans deux très récents et inoubliables concerts dirigés par Raphaël Pichon à Versailles (les Vêpres de Monteverdi dans cette même Chapelle ainsi que Le Stravaganze d'amore dans la Galerie des Glaces).
Leur symétrie, accroche et approche sonores sont aussi visuelles, les deux visages féminins se penchant progressivement l'un vers l'autre, se regardant délicatement pour articuler ensemble les s conclusifs (Filius) comme une larme perlant sur la joue de Marie et que prolongent les sanglots longs des violons. S qui se fait aussi fouet, glaive du martyr (Cujus gladius). Si les deux solistes se rapprochent et se rejoignent ainsi progressivement en filant une ligne commune et continue, les instrumentistes du Poème Harmonique, à l'inverse, enchaînent des changements drastiques de nuances et de dynamiques, les fougueux accents napolitains animent des élans soudainement retenus et recueillis. Le crescendo devient même suspens haletant (sans nullement varier la pulsation, mais en l'animant). De fait, s'ils composent deux plans distincts, chacun étant cohérent et conséquent dans son approche, le chant et l'orchestre assurent deux fils rouges à travers les répertoires jusqu'aux acclamations du public qui a l'occasion de s'extasier à nouveau grâce à la fin du Stabat mater redonnée en bis, puis de frapper dans les mains au rythme d'une nouvelle Tarentelle.
Mais la fin de cette soirée est également marquée par un autre événement remarquable, d'abord étonnant puis formidablement touchant : le Directeur des lieux, Laurent Brunner, entre en scène avec un bouquet de fleurs. Pourtant, comme il le rappelle lui-même en prenant la parole, il n'offre jamais de fleurs durant la Semaine Sainte (a fortiori en ce jour de Vendredi Saint, commémorant la crucifixion du Christ et sa Mère éplorée) mais il fait ce soir exception et honneur à la cheffe de salle Louise Corcelette, qui fait ainsi des adieux d'artiste : en ce qu'elle est placée au même rang honorifique et mérité que les musiciens de la soirée, mais également car elle quitte Versailles après 13 années pour vivre à plein temps son métier de comédienne.