Ulysse anatomique et poétique à Versailles
À leur entrée dans la
salle, les spectateurs découvrent sur scène les gradins d’un
petit amphithéâtre en bois, où sont installés les musiciens du
Ricercar Consort. C’est dans cet espace à la fois sobre et
spectaculaire, évocation des théâtres d’anatomie où la
dissection se pratiquait en public à l’époque moderne, que
William Kentridge a choisi de mettre en scène un Retour d’Ulysse
puissant et poétique, aux côtés de la renommée
Handspring Puppet Company. William Kentridge adapte et
condense le livret pour inviter à un voyage dans la psyché et
les souvenirs d’Ulysse, au seuil de sa vie. La fragilité de l’être
étendu et ausculté au centre du théâtre est d’autant plus
poignante que la légende raconte l’héroïsme de ses exploits passés,
mais l’émerveillement des scènes de réminiscence permet de
résister à une trop forte nostalgie et aux angoisses que pourrait
susciter le rappel de la finitude humaine.
De même, le contexte scientifique, en particulier anatomique, loin de prendre le pas sur la poésie, contribue à l’exalter. Sur l’écran ou tableau suspendu au-dessus des gradins sont ainsi associés des dessins animés réalisés par William Kentridge lui-même et des vidéos d’imagerie médicale. La beauté et l’onirisme des uns fait ressortir ceux des autres et l’ensemble invite à un voyage métaphorique dans l’intimité physique et psychique d’un homme. Le spectateur se surprend alors à admirer tant des échographies que des coloscopies, dont il oublie la fonction première pour découvrir dans les premières un rappel discret des cycles de vie, du berceau à la tombe, et dans les secondes les multiples chemins de passage d’une quête métaphysique sans commencement ni fin.
Les différents personnages prennent vie par le biais d’incarnations multiples : celles des grandes marionnettes de bois et de tissus conçues par Adrian Kohler, mais également des marionnettistes et des chanteurs qui les manipulent ensemble. Ulysse est aussi dédoublé, ce qui permet parfois au passé et au présent de partager la scène. En outre, chaque chanteur interprète plusieurs rôles, dans des associations qui peuvent être signifiantes. Ainsi, le ténor Jeffrey Thompson incarne à la fois Ulysse et la Fragilité humaine, ce qui contribue à mettre en évidence dès le prologue le thème de la vulnérabilité du héros qu’explore le spectacle. Le chanteur investit pleinement ses deux rôles de sa voix sonore et légère, montrant ses qualités d’interprète dramatique, mais avec un certain manque de densité, dans les vocalises en particulier.
À ses côtés, Jean-François Novelli, autre ténor, chante Télémaque et Pisandre, l’un des prétendants de Pénélope, avec une énergie et une fraîcheur qui conviennent bien au caractère juvénile du premier et à celui plus comique du second. La voix du troisième ténor de la distribution, Victor Sordo, est un peu plus sombre : aux deux extrêmes d’une hiérarchie mythologique, Eumée, berger fidèle à Ulysse, et Jupiter, Roi des dieux, bénéficient tous deux de son timbre doux, de sa projection soignée et de son implication constante. Plus sombre encore et plus grave est la voix d’Antonio Abete, basse qui incarne à la fois le Temps, ogre qui avale l’existence des hommes, Neptune, majestueux dieu des mers, ainsi qu’Antinoos, autre prétendant de Pénélope. La projection et l’articulation sont efficaces et de jolies nuances sont proposées. Le chanteur sait se faire tour à tour menaçant, inquiétant ou dérisoire pour incarner ses personnages en prenant soin de les différencier.
La voix agile, au timbre légèrement cuivré, de la soprano Hanna Bayodi manque un peu de puissance, mais sied bien à l'altière Minerve tout en conférant à l'Amour une sensualité plus tendre que malicieuse. L'interprétation de la mezzo-soprano Anna Zander a plus de caractère. Presque fantasque en Fortune ou d'une légèreté fantaisiste en Mélantho, suivante qui invite Pénélope à profiter des plaisirs de la vie, la chanteuse donne aussi à entendre avec habileté la prétention désopilante d'Amphinomos, prétendant imbu de lui-même qui se croit en mesure d'obtenir sans difficulté le cœur de la fidèle épouse d'Ulysse. Cette dernière est confiée à la mezzo-soprano Romina Basso, qui est sans conteste la Reine de cette Ithaque. Sa voix, aux reflets moirés, porte largement, sans négliger l'articulation d'un texte qu'elle interprète avec intelligence et musicalité. L'air Di misera regina, par exemple, est un moment en suspens, au cours duquel la chanteuse émeut par un mélange de fragilité et de majesté digne, dans sa robe d'un rouge éclatant, accompagnée de la marionnette à laquelle elle prête sa voix et dont elle dédouble le visage ainsi que le corps.
Les musiciens du Ricercar Consort, sous la direction de Philippe Pierlot, ne comptent que des cordes : harpe, violes, guitares et théorbe. L'ensemble compose un écrin sobre, mais aux couleurs variées, qui met remarquablement en valeur un plateau vocal qu'il soutient sans jamais l'étouffer. Aux moments des saluts, tous sont applaudis chaleureusement et plusieurs rappels récompensent le travail accompli par les instrumentistes, chanteurs et marionnettistes au terme d'un voyage anatomique et poétique qui s'adresse tout autant aux sens qu'à la raison et à l'imagination.