Requiem de Mozart latino au Teatro Colón : l’enterrement d’une illusion double
La difficulté de la programmation et de l’exécution d’un « classique » comme le Requiem en ré mineur (K. 626) de Mozart réside dans le fait de se démarquer d’illustres prédécesseurs tout en restant fidèle à l’esprit du compositeur et à la lettre de la partition. Sur le papier, le choix fait par le Teatro Colón du maestro italien Evelino Pidò pour mener ce projet peut étonner. S’il est un prestigieux chef d’orchestre très en verve dans la production opératique italienne mais aussi française (il a en outre mené une Traviata remarquée lors de la saison 2017 du Colón), sa brillante carrière internationale ne l'a pas souvent mené sur le champ de la musique sacrée et mozartienne. Si le maestro Pidò imprime dès les premières mesures sa marque et mène l’orchestre permanent du Teatro Colón avec une précision chirurgicale immédiatement palpable, le public se trouve parfois déstabilisé par les choix du chef concernant son interprétation. En effet, le tempo particulièrement enlevé est d’entrée déconcertant, au sens propre (la partition indique que l’Introitus se joue Adagio : à l'aise). Il donne à l’ensemble de l’exécution un rythme assez personnel qui peut paraître éloigné, au moins dans l’esprit, de la solennité ou gravité d’une messe des morts. L’Introitus et l’Offertorium en particulier semblent sur ce point presque dénaturés, même si le Sanctus parvient à renouer avec la majesté attendue. Evelino Pidò souhaitait faire sonner ses musiciens comme un orchestre de musique de chambre. Sa direction pointilliste, qui gère les volumes des instruments au plus près, lui permet d’accéder à cette impression. Les volutes des cordes du Dies Iræ témoignent de cette précision d’orfèvre tandis que les violoncelles font vibrer cette impression chambriste intimiste dans le Recordare.
Si les contraintes du tempo ne semblent pas gêner l’orchestre et le chœur qui répondent avec fidélité à la moindre sollicitation du chef, particulièrement interventionniste, il est possible qu’il ait contraint les quatre solistes à sortir de leur zone de confort, en particulier les voix féminines qui souffrent de ne pouvoir trouver le temps de se projeter pleinement et de s’épanouir. Le plateau vocal, composé d’Oriana Favaro (soprano), Guadalupe Barrientos (mezzo-soprano), Santiago Ballerini (ténor) et Lucas Debevec Mayer (basse) est à 100% argentin. La présence de ces deux chanteuses, acclamées à juste titre lors de récents spectacles, paraissait prometteuse mais déçoit un peu. La voix claire et limpide de la soprano est volubile, charpentée par un vibrato un peu serré mais stable et élégant. L’exécution des effets, saine, manifeste un potentiel expressif trop peu ressenti et sous-exploité (Lux Æterna). L’assurance et la chaleur de sa collègue mezzo-soprano rassurent mais ses accents chatoyants et délicats ne servent pas suffisamment l’élan et le dépassement de soi. Parfois couvertes par l’orchestre, les projections des voix féminines manquent singulièrement de corps et de volume, d’assise et de verticalité, surtout depuis le fond de la salle (d'où l'orgue caché dans une loge mitoyenne de la scène est invisible et pour ainsi dire inaudible). L’élégance de leur duo (où leurs timbres s’accordent pleinement) et leur mariage vocal avec les voix masculines dans le Sanctus sont de rares moments de grâce et d’équilibre, même si là encore les reliefs des croisements auraient pu être optimisés du point de vue des volumes, trop peu en concurrence dans leur jeu d’enlacements.
Les messieurs tirent relativement mieux leur épingle du jeu. M. Ballerini a pour lui la clarté du timbre, une expressivité convenable, un phrasé agréable et une diction correcte mais là aussi des problèmes, plus ponctuels, liés au volume ne lui permettent pas toujours de mettre suffisamment en avant ses qualités. M. Debevec Mayer enfin, impressionne par ses facultés d'articulation et de respiration. Le timbre est beau, gras et chaud, l’émission puissante et la diction clairement audible. Si la plupart de ses interventions sont convaincantes, cette solide voix de basse ne semble cependant pas à son aise en abordant son Tuba Mirum, les notes les plus graves lui faisant perdre un peu de sérénité.
La performance remarquée de ce grand corps vocal expérimenté qu’est le chœur permanent du Teatro Colón (dirigé par Miguel Martinez) fait de lui le triomphateur de la soirée (le seul à recevoir des acclamations particulièrement nourries du public). Le Lacrimosa dies est un morceau de bravoure où les membres du chœur attestent de leur virtuosité individuelle, maîtrise en groupe des rythmes et des volumes (Qua resurget ex favilla/Judicandus homo reus—Quand renaîtra de ses cendres/L’homme coupable pour être jugé). Le jeu de ralentissement opéré par le chœur des femmes en particulier redonne toute la solennité attendue. L’injonction Dona eis requiem! (Donne-leur le repos !) est aussi l’occasion de redonner à l’ensemble de l’exécution une justesse de rythme plus adéquate. L’Agnus Dei témoigne d’une homogénéité finale entre le chœur et l’orchestre quand le Lux Æterna marque du sceau de la dextérité l’articulation entre les musiciens de l’orchestre et le chœur.
Ce concert génère enfin une déception (et non des moindres). Quelques mots au sujet de la tragédie de Notre-Dame de Paris, temple de la musique sacrée s’il en est, n’auraient pas été déplacés et auraient permis à ce Requiem de contribuer au deuil de celles et ceux qui, nombreux à Buenos Aires, connaissaient la fameuse Cathédrale.