Le modèle noir à l'Auditorium du Musée d'Orsay
Le concert à l'Auditorium est en musique ce qu'est en tableaux l'exposition actuelle au musée d'Orsay : une illustration du "modèle noir" de la fin du XIXe au début du XXe siècle avec quelques perspectives tracées vers les années folles et contemporaines, entre sujet et objet de mépris et de fascination, entre fierté sarcastique et asservissement colonialiste. Les dents blanches illuminant l'ébène des tableaux résonne avec les rythmes dansant parmi une mer de mélancolie musicale. Les mélodies traditionnelles "harmonisées" dans des accords de musique classique sont comme la bande-son d'un Manet avec sa servante éduquée et habillée au service de l'Olympia dénudée.
Les œuvres du concert ont toutes une histoire fascinante en rapport avec la thématique. Le Président de l'association nationale des musiciens Noirs fondée à Chicago en 1919, Robert Nathaniel Dett intègre en 1913 des Spirituals, des danses africaines et scènes de vie quotidiennes en Amérique du Sud dans l'écriture classique occidentale. Une anthologie publiée en 1929 par le mouvement de la Renaissance Harlem (poésie du mépris, de l'esclavage, du lynchage) fascine le compositeur autrichien Alexander von Zemlinsky au point qu'il les met en musique (13 années avant sa mort) et que ces couleurs musicales sombres semblent s'étendre sur le reste de son catalogue. La Rhapsodie nègre de Francis Poulenc suit ici une création française (Langvad d'Eleanor Alberga sur un texte de Toni Morrison) et précède Sensemayá (narration et mise en musique d'une cérémonie sacrificielle).
Entre les opus, et même entre les différentes mélodies et sections à l'intérieur des opus, Mata Gabin récite en français des proverbes traditionnels, traductions de Gospel, accuse une société qui relègue une "race" à la seconde zone, prophétise le retour de bâton, incarne Nina Simone et raconte sa propre vie : guinéo-libérienne de mère, martiniquaise de père, élevée par des corses, toujours d'une voix riche et tonique, narquoise et fière. Parlant, jouant, chantante, enivrante, elle laisse glisser au sol les pages imprimées de ses paroles, comme les feuilles de l'arbre à palabres.
À l'unisson de cette fierté naturelle et travaillée, d'une éloquence franche y compris dans l'arrondi d'un deuil endolori, le chant du baryton Edwin Fardini monte bientôt dans un volume emplissant l'Auditorium. L'excellente articulation et prosodie, avec des consonnes nettes et des voyelles intensément vibrées s'apprécie en allemand (la qualité est conservée dans la Rhapsodie de Poulenc bien qu'il s'agisse d'onomatopées en pseudo-petit-nègre). Malheureusement, en l'absence de sur-titres et de programme avec les textes imprimés, le lien (pourtant lumineusement poétique) entre les textes récités et ceux chantés ne reste éventuellement accessible qu'aux seuls franco-germanophones. Les liens se font toutefois, grâce aux intentions, à la noblesse éloquente et sonore que le chanteur peut rendre tonnante mais jamais douloureuse même dans un auditorium, surpassant ainsi un orchestre qui peut pleinement se déployer -lui aussi en conservant sa qualité sonore.
Le chef Clément Mao-Takacs impressionne de bout en bout par ses geste à la fois amples et précis, alliant les élans souples à l'énergie d'un guidage savamment méticuleux. Son corps élancé, prolongé par ses bras sveltes et sa baguette se font roseau, inspirant l'orchestre dans ses grands élancements comme dans un balancement jazzy. Même (qualité de) direction, du septuor aux tutti avec la trentaine de musiciens du Secession Orchestra. Les lentes tenues prolongées au gong, la chute d'une flûte ouvrant une clairière musicale d'accords majeurs puis les souples élans d'une ballade guillerette gambadant en pizzicati dessinent autant de couleurs impressionnistes.
L'ensemble des interprètes est acclamé, avec à leur tête le chef et le baryton de part et d'autre de la récitante, montée seule sur l'estrade, triomphale, modèle, comme un symbole.
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— Clément Mao - Takacs (@cle_mao_takacs) 19 avril 2019