La Divisione del Mondo à Versailles
Contemporain de Cavalli, Giovanni Legrenzi écrit ce Partage du monde en 1675. Bien que totalement oublié, ce compositeur révèle par cet opéra une musique fine et variée à l’écriture vocale élancée et raffinée. Surtout, le rythme du livret de Giulio Cesare Corradi est soutenu, les intrigues amoureuses (car c’est bien de cela dont il est question, le partage du monde n’occupant en fait que quelques répliques de la fin de l’acte II alors que les dérivés du mot « jouissance » sont utilisés une vingtaine de fois dans le livret) s’enchevêtrent et se démêlent dans un style proche du vaudeville.
Pas moins de six portes prêtes à claquer sont d’ailleurs percées dans le décor d'Herbert Murauer, qui représente un intérieur bourgeois traversé d’un imposant escalier elliptique. La piquante mise en scène de Jetske Mijnssen dépeint en effet Jupiter en chef d’une famille turbulente : ses parents grabataires Saturne et Rhéa (rôle muet), ses deux frères Neptune et Pluton, sa femme Junon, les enfants ou beaux-enfants Vénus, Mars, Apollon, Mercure et Diane (alias Cintia), et le petit-fils Cupidon accompagné de la Discorde. Une direction d’acteurs aboutie, qui a pu maturer au fil des représentations à l’Opéra du Rhin et à Nancy (lire notre compte-rendu), permet de caractériser chaque personnage avec humour et cohérence. Malgré cette humanification et cette modernisation, le livret est globalement respecté jusqu’au final dans lequel Jetske Mijnssen fait triompher Vénus, à revers de la fin morale du livret.
Vénus est en effet le personnage central de l’œuvre, cible de tous les désirs des hommes et de toutes les jalousies des femmes. Véritable femme fatale, elle est interprétée par Sophie Junker, aussi séductrice physiquement que vocalement. Son timbre richement paré et caressant est mis en valeur par des nuances très sculptées. Elle exprime sa contrition d’une voix droite finalement saisie d’un tremblement léger.
Jupiter tonne par la voix amplement projetée de Carlo Allemano, au timbre boisé et dont les vocalises sont structurées. Le ténor souffre néanmoins de quelques défauts de justesse. Julie Boulianne tient jalousement le rôle de Junon, dont elle épouse la sensualité, malgré la constante ébriété de son personnage. Sa voix soyeuse et tamisée est subtilement couverte, sans toutefois manquer de volume.
Paul-Antoine Benos Dijan sort vainqueur de son interprétation de Mars, grâce à de tendres médiums et de purs aigus, ainsi qu’à une prosodie théâtrale et acérée, toujours modulée. Apollon est ouvragé par Jake Arditti, tiré à quatre épingles, dont la voix lumineuse se perd dans les graves. Troisième contre-ténor, Rupert Enticknap est Mercure en complet rose délivrant un chant bien construit et au timbre ténébreux.
Dans les rôles des deux frères, vieux garçons aux costumes ternes assortis au décor (et dont les différences de carrures provoquent un effet comique en soi), Andre Morsch forge un Pluton maladroit (il compose une démarche tout à fait comique) à la voix lumineuse, aux harmoniques développées, mais dont les graves s’éteignent. Quand à Neptune, l’océan vocal du ténor Stuart Jackson maintient un timbre clair et des aigus rayonnants. Lorsque le théâtre le demande, il n’hésite pas à altérer son chant d’un râle, d’un rire ou d’un pleur étouffé.
Cintia est ici une post-adolescente mal dans sa peau, qui chasse l’amour chez Pluton alors qu’elle est promise à Neptune. Soraya Mafi cultive dans ce rôle une voix fine et douce au vibrato délicat. Sa ligne vocale est conduite avec précision et fluidité. Arnaud Richard campe un Saturne sénile et mal luné, mais à la voix puissante et épanouie dans le grave. Enfin, Ada Elodie Tuca est un amour de Cupidon à la voix pointue et au timbre pur mais au volume limité, notamment sur les fins de phrases qui tendent à retomber, tandis qu’Alberto Miguélez Rouco s’accorde à la Discorde d’une voix de sopraniste dont le timbre capiteux se craquelle dans l’aigu.
Dans la fosse, Christophe Rousset conduit ses Talens Lyriques à mains nues, d’une gestique expressive et précise, minimaliste, veillant à chaque instant à mettre les voix en valeur, quitte à laisser l’orchestre en retrait.
Malgré un rideau récalcitrant et une corde de théorbe cassée dès les premières minutes, la soirée aura connu un beau succès pour cette reprise royale de Versailles.