La Clé des songes & La voix humaine à Göteborg
Après des soirées Bartók-Schönberg et Weill-Puccini, le metteur en scène tchèque David Radok propose un nouveau diptyque, francophone cette fois, dédié à Bohuslav Martinů et Francis Poulenc. Suite à la première en 1938 de son opéra Julietta (en langue tchèque) d’après la pièce surréaliste de Georges Neveux, Martinů en a extrait et traduit en français ces Trois fragments de Juliette, visant (vainement) à répandre cette nouvelle musique par la radio française. Grâce à l’exhumation de cette version longtemps crue perdue, l’Opéra de Göteborg présente cet opus en création scénique mondiale sous le titre La Clé des songes. La Voix humaine de Poulenc (sur un texte de Jean Cocteau), quoique connue en France (récemment à Paris en diptyque également, avec Le Château de Barbe-Bleue), a pour sa part été peu jouée en Suède, et prolonge donc ici un vent nouveau.
L’interprétation de David Radok tourne autour de la thématique de l’illusion, qui imprègne l’univers des deux opéras, dans un même espace scénique, façonné par Radok lui-même : l’intérieur d’une maison où, mis à part les accessoires du Marchand de souvenirs, les seuls éléments fixes sont une table, quelques chaises et l’indispensable téléphone à fil. Les projections vidéo de Dalibor Fencl laissent deviner l’extérieur par une fenêtre avec rideau et servent de plus à exposer sur les murs des peintures de l’artiste danois Vilhelm Hammershøi (une femme à la fenêtre avec un regard détourné) ainsi qu'une vision dédoublée des personnages.
La Voix humaine prend ici bien des déviations par rapport au texte et à la musique pour s’accorder avec l’interprétation du metteur en scène. Au fil du drame, Elle (nom du personnage) néglige de plus en plus le combiné, n’écoute plus les réponses de son interlocuteur (énoncées par l’orchestre) et finit par s’adresser davantage à elle-même qu’à Lui. Ce monologue intérieur entraîne des difficultés pour les spectateurs à comprendre d’où viennent les soudains changements de sujet dans son discours. Par ailleurs, la direction d’acteur tire rarement profit des possibles indications de mouvement et de gestique émanant du texte et de la musique, en particulier dans La Clé des songes : des positions statiques sont ponctuées de grands mouvements à l’ancienne, contredisant la plénitude rythmique de la fosse, suspendant l'énergie de l'action à l'attente d'un événement majeur.
Dans La Clé des songes, Anders Lorentzson (déjà apprécié sur cette scène dans Le Ring) assume de multiples rôles : le Marchand de souvenirs, le Père la jeunesse, le Gardien de nuit et le Vieil Arabe, oscillant entre déjà-vu et individualité avec des personnages tous à la fois semblables et différents, une expression tantôt brusque ou mélancolique, tantôt blasée ou magistrale. Ses répliques ressortent enveloppées par la chaleur de ses beaux graves. Seul son registre haut manque quelquefois de consistance et de souplesse. Avec leurs corps et voix, Torgny Sporsén et Marianne Schell expriment d’une manière émouvante l’âge vénérable du Vieux couple qui le rejoint sur le plateau, joyeux d’avoir trouvé des souvenirs en vente, lui avec un instrument bien projeté, elle avec un chant dense et saturé d’émotion.
Le Michel de Joachim Bäckström révèle son expérience vocale en rappelant un autre jeune homme victime de ses illusions : Don José. Sa voix pleine est puissante et il s’adresse sans compromis, dans un français nasalisant avec un bon instinct pour le drame, à la femme de ses rêves. Vocalement, le rôle lui permettrait pourtant de développer encore la brillance tranchante dans son registre haut (ce que demande parfois le volume orchestral) et d’aller au-delà de la direction d’acteur minimaliste pour mieux mettre à nu la psyché de son personnage.
Kerstin Avemo assume les rôles de Juliette et d’Elle, le seul personnage sur scène dans La Voix humaine, et y investit de l’engagement et des émotions (comme l’angoisse retenue par force). La salle perçoit notamment sa grande présence scénique dans ses récitatifs a cappella. Or, pareillement à son mouvement limité par le fil du téléphone, elle choisit d’employer une palette dynamique réduite. Malgré quelques occasions de faire briller dans l’aigu son beau soprano sonore et d’entrelacer les phrases dans des lignes mélodieuses, elle doit souvent s’efforcer d’unir et équilibrer les vastes tessitures des deux rôles. Une variation de dynamique et de couleurs vocales plus travaillée –le livret de Cocteau ne manque pas d’indications– aurait pu contribuer à un développement plus convaincant du personnage. D'autant que le public devine des ressources inutilisées et attend (vainement) que la température augmente d’un cran ou deux.
En revanche, l’orchestre de la maison sous la direction de Claire Levacher parvient à porter le drame. Levacher rend d’emblée la partition onirique de Martinů avec détermination, présentant un déroulé décisif pour l’évolution de l’histoire. Les solistes ont bien raison de suivre ses choix de volume, tempo et intensité sonore au service de l’action. Elle donne priorité aux grandes lignes du drame et présente un bel éventail stylistique et sonore avec de remarquables scènes accompagnées par le piano ou l'accordéon solo, qui absorbent les spectateurs dans une atmosphère d’étrangeté ou de douleur. La musique plus hachée de La Voix humaine lui permet davantage d’attention aux détails, des effets sonores ou des figures musicales simultanées dans l’écriture orchestrale, en minimisant toutefois quelque peu le fil dramaturgique essentiel pour les tableaux (et le téléphone) accrochés par le metteur en scène : une trame pour le drame.