Après Jérusalem, Rinaldo conquiert Versailles
C’était,
dimanche dernier, le dimanche de tous les remplacements en région
parisienne ! Alors que Gregory Kunde triomphait en remplaçant
au pied levé Aleksandrs
Antonenko en Otello à Bastille (nous y étions), la
représentation de Rinaldo à l’Opéra de Versailles
échappait à l’annulation grâce à Eric Jurenas, initialement
programmé dans le tout petit rôle d'Eustazio et ayant accepté
d’assurer le rôle-titre en remplacement de Filippo Mineccia,
souffrant. C’est Evann Loget-Raymond (déjà apprécié grâce à l'Académie Jaroussky) qui assure du coup le
rôle d’Eustazio (son rôle initial de magicien étant coupé). Une "mise en espace" était initialement prévue : les interprètes ont dû y
renoncer, mais c’est malgré tout une version de concert fortement "dramatisée" qui est proposée au public, même si Messieurs Jurenas et Loget-Raymond, qui ont eu très peu de temps
pour répéter, ne quittent guère leur partition des yeux.
Eric Jurenas n’a pas (encore) tous les atouts permettant d’incarner efficacement le fier Rinaldo : manquent une autorité dans l’accent, un éclat dans la projection vocale, un certain charisme également (mais cela s’explique sans doute par l’obligation dans laquelle il se trouvait de lire sa partition). Mais le public comme le chef lui savent gré d’avoir relevé le défi avec dignité –et d’avoir par là même sauvé la représentation. Evann Loget-Raymond semble parfois un peu fragile. Il n’en fait pas moins un effort appréciable pour s’engager dramatiquement malgré la brièveté de son rôle, et surtout, il soigne particulièrement la ligne de son unique air, délivrant pour l’occasion des graves bien timbrés et chaleureux. Riccardo Novaro campe quant à lui un Argante de très haute tenue, et son premier air fait passer le frisson dans le public. Arrogance dans l’émission, assurance dans la virtuosité, contrôle du souffle permettant de longues phrases ornées : le baryton italien semble proposer avec son chant un équivalent aux arabesques rouges et flamboyantes qui ornent sa veste noire.
Côté féminin, les interprètes, par leurs formats vocaux et leurs personnalités, correspondent aux personnages qu’elles incarnent. Emilie Rose Bry avait déjà séduit l’an dernier in loco en Elvira (L’Italienne à Alger). Le rôle d’Armida lui permet cette fois de faire valoir la facilité de ses aigus, l’aisance de sa projection et la maîtrise de son agilité. Elle offre un portrait tour à tour inquiétant, séduisant, drôle ou hystérique (elle va jusqu’à interrompre elle-même la battue du chef, et donc l’orchestre, lorsqu’elle souhaite prolonger une pause). Pour interpréter Goffredo, Dara Savinova dissimule sa féminité derrière un pantalon noir et un chignon rassemblant ses longs cheveux blonds. Sa diction précise et son phrasé autoritaire confèrent également sa virilité au personnage. La voix, sans être excessivement puissante, reste bien placée et bien projetée sur toute la tessiture, déroulant un velours noir et soyeux auquel se mêlent quelques aspérités dans le registre grave, conférant au personnage un surcroît de masculinité. Quant à Ekaterina Bakanova (qui interprétait Micaëla, déjà à Versailles sous la direction de Spinosi en 2017), elle propose une interprétation d’Almirena pleine d’émotion. La voix est longue, souple, fruitée, dotée d’un médium nourri mais capable de belles envolées dans l’aigu. On lui doit le moment le plus émouvant de la soirée, avec un Lascia ch’io pianga habité, plein de douleur contenue, paré de mille nuances, longuement applaudi.
Si l’opéra est donné en version de concert, l’assistance peut néanmoins compter sur Jean-Christophe Spinosi pour en proposer une interprétation hautement théâtrale : sa direction, racée, pleine de contrastes, incisive, fait constamment avancer l’action. Nonobstant quelques légers problèmes ici ou là (tels les deux ou trois petits ratés dans l’ébouriffante virtuosité des trompettes d'Or la tromba), l’Ensemble Matheus se montre à la hauteur de la tâche, et les instrumentistes appelés à intervenir en solo rivalisent d’élégance et de virtuosité.