Netrebko, Kaufmann et Tézier confirment leur triomphe dans La Force du destin sur grand écran
Si le public s’attend avant tout à un feu d’artifice vocal, la proposition scénique de Christof Loy en offre le décor, sobre et efficace. Créée à Amsterdam en 2017, cette production fonctionne autour de la scène fondatrice de l’œuvre : l’homicide involontaire commis par Don Alvaro sur le père de Leonora, la femme qu’il aime. Les murs de la pièce où a lieu ce drame ne quitteront jamais complètement le plateau, comme si les protagonistes étaient restés temporellement figés dans ce moment de leur vie où chacun de leur destin bascule. Cette structure immuable accueille au fil des actes des éléments de décors significatifs permettant de situer l’action (mobilier de taverne pour l’acte II, grand Christ en croix pour la deuxième partie du même acte, champ de bataille en fond de scène au troisième). Parfois, quelques projections vidéo remontrent l’accident du premier acte, dans les moments les plus tourmentés des personnages. La captation et les différents plans sur les visages des chanteurs mettent en évidence la qualité de la direction d’acteur, autant dans les regards, les intentions que les gestes. La gestion des chœurs, dynamiques et impliqués, notamment dans les grandes scènes de groupe menées par Preziosilla est remarquable. Ces moments sont d’ailleurs les seuls où la couleur s’empare du plateau, le metteur en scène appuyant le contraste entre ces scènes d’apparence joyeuse et la fatalité qui s’abat sur les trois personnages principaux.
Antonio Pappano dirige l’Orchestre du Royal Opera House avec vigueur, très physique comme à son habitude. L’ouverture est à l’image de son travail sur l’ensemble de l’œuvre : le chef soigne la moindre nuance, met en valeur les thèmes connus de la partition avec subtilité et choisit des tempi toujours variés et expressifs.
Les rôles plus modestes de l’œuvre sont confiés à des interprètes qui accompagnent tous avec panache le trio vocal d’exception de cette soirée. Roberta Alexander prête sa voix recueillie à Curra, tandis que la basse britannique Robert Lloyd est un marquis de Calatrava austère, à la voix altérée, mais à la présence en scène élégante. Carlo Bosi interprète un Maître Trabuco nasillard, d’abord muletier puis marchand ambulant, il accentue son timbre piquant pour différencier les deux parties de son rôle.
Le talent d’acteur d’Alessandro Corbelli fait mouche dès son apparition en scène sous les habits de Fra Melitone, faisant vivre au public des parenthèses d’humour réjouissantes. Comique autant que chanteur, la voix est très maîtrisée et sonore, il semble même parfois accentuer quelques imperfections pour renforcer le côté bonhomme du personnage. La Preziosilla de Veronica Simeoni partage toutes les qualités de son compatriote, car, très sollicitée par cette mise en scène, les spectateurs la découvrent aussi bien chanteuse, actrice que danseuse. La mezzo-sopranisante possède un registre aigu plus développé que celui des graves ce qui lui permet des éclats de voix brillants qui passent aisément l’orchestre et le chœur. Les graves quant à eux sont plus discrets mais l’énergie déployée par la chanteuse dans ses interventions rend le personnage vivant et très présent. Le rôle du Padre Guardiano est confié à la célébrée basse italienne Ferruccio Furlanetto, dont l’expérience du chant verdien se fait immédiatement ressentir. Son phrasé impeccable et son timbre profond composent un personnage à la fois paternel et altier d'autant que sa maîtrise de souffle lui permet de longs et amples portés de voix.
Ludovic Tézier incarne un Carlo di Vargas aussi noir que le regard qu’il arborera tout le spectacle durant. Son incarnation, sombre et intérieure ressort d’autant plus au cinéma où la colère froide qui habite son personnage semble pouvoir exploser à tout instant. Le phrasé toujours soigné, il déploie également un chant vif et expressif (Urna fatale). La voix est pleine dans tous les registres et se mêle harmonieusement à celle de son partenaire Jonas Kaufmann dans les nombreux duos baryton/ténor de l’opéra.
Ce dernier s’impose dès son entrée en scène par un aplomb scénique et vocal des plus remarqués. La différence entre cet Alvaro du premier acte si affirmé et celui du troisième au contraire renfermé sur lui-même est ici très net. Le jeu d’acteur de Jonas Kaufmann est à l’image de son chant : nuancé. Son air du troisième acte, La vita è inferno en est exemplaire, le ténor alternant chant à pleine voix, aigus glorieux et chant intérieur s’appuyant sur des piani sensibles. Le duo qu’il forme avec Ludovic Tézier est exaltant, chaque confrontation donnant lieu à une grande expressivité vocale et scénique, notamment leur dernier duo Invano Alvaro.
Enfin, la première Leonora d’Anna Netrebko enthousiasme le public tout comme ses partenaires, et ce dès le début de l’œuvre (Me pellegrina ed orfana). Elle incarne tour à tour et de manière très convaincante les multiples facettes de son personnage qui évolue au fil des années. Son timbre d’une grande richesse sert ainsi à composer aussi bien la jeune amante du premier acte que la fervente religieuse du dernier. D’une voix toujours lumineuse et sonore sur toute la tessiture auquel s’ajoute un phrasé délicat, ses interventions deviennent des moments suspendus, presque mystiques. Son Pace, pace, mio Dio commencé piano évolue doucement, torturé, pour s’achever sur les puissantes exclamations Maledizione! dont le dernier aigu transperce l’orchestre, pourtant déchaîné.
Le Royal Opera Chorus livre une prestation de grande qualité, n’éprouvant pas de difficulté particulière, même dans les passages les plus rythmiquement complexes de l’opéra. Le public londonien lui destine son ovation comme à l’ensemble de la distribution et réserve ses plus chaleureux applaudissements au trio vedette qui le mérite amplement.