Warlikowski balance ses porcs : Triomphale Lady Macbeth de Mzensk à Bastille
Krzysztof Warlikowski déplace l'intrigue et transforme le plateau de la Bastille en abattoir porcin. Tout le spectacle se déroule entre ses murs de carrelage. Des carcasses de porc tranchées en deux dans le sens de la longueur et suspendues par des crochets sont apportées, glissant sur des rails placés en hauteur. La chambre à coucher du couple maudit est littéralement placée dans cet abattoir. La mise en scène rappelle ainsi constamment les menaces qui vont s’abattre : criminelles, destructrices, charnelles, glaciales, tranchantes, cliniques.
Après les porcs, ce sont des rideaux qui viennent glisser pour couvrir les murs de l'abattoir. Leur couleur rouge renvoie à celle du cabaret pour de spectaculaires noces sanglantes entre Lady Macbeth et son amant (dégoulinant même d'hémoglobine en vidéo). Entre les spectacles d'un acrobate, d'une jongleuse de cerceaux lumineux et une strip-teaseuse hottentote, le traditionnel lancer de bouquet et la photo de mariage, les rideaux s'ouvrent pour dévoiler à nouveau les carcasses de porc, parmi lesquelles pend désormais le corps du mari assassiné. Les murs glacés sont plongés dans l'obscurité et figurent finalement le bagne de Sibérie, tel un camp de régime autoritaire avec gardes cuirassés. La plateforme métallique qui était une chambre à coucher se grillage entièrement pour devenir wagon de déportation et prison, les néons de l'abattoir deviennent carcéraux. Comme la scénographie unique et cohérente dans son évolution présentait d'emblée les lieux du drame, les toutes premières images de la soirée montrent même déjà les images de la toute fin : deux femmes en images de synthèse rappelant les cinématiques de jeux vidéos des années 1990 coulent à pic.
Warlikowski montre aussi littéralement la musicalité de son travail : de nombreux événements scéniques sont parfaitement synchronisés avec l'orchestre. Les néons s'allument sur un premier flash orchestral, les carcasses de porcs se présentent sur une ballade des cuivres, Lady Macbeth et son amant donnent le coup de grâce au mari sur un coup de timbale, les viols et coïts se font au rythme de la fosse (un glissando tombant dans le grave du trombone à la fin d'un ébat offre même une illustration assez littérale qui fait rire le public).
La direction musicale d'Ingo Metzmacher est très explicite, intense et bondissante, donnant à l'orchestre l'immense palette d'intentions qui compose la partition. C'est toutefois par l'infinie douceur que se caractérise cet orchestre, même dans la terreur d'immenses cataractes sonores. Les nombreux moments d'intimité chambristes emplissent aussi pleinement l'ample acoustique, offrant des transitions aux éclats orchestraux. Les cuivres placés dans les hauteurs latérales de la salle (richement costumés, comme des figurants témoignant de la richesse détaillée pour cette production), dialoguent avec leurs collègues en fosse, noyant la salle de splendeurs musicales. Les choristes de l’Opéra national de Paris tour à tour bouchers, convives du mariage puis prisonniers au fil des trois tableaux dépeints par la mise en scène, conservent la direction fouillée et puissante de leur jeu comme de leur chant.
Le triomphe de la production, de la fosse et des chœurs est aussi celui d'Aušrinė Stundytė qui tient le rôle principal, central, omniprésent de Katerina Lvovna Ismailova. Actrice, elle incarne la complexité de ce personnage surnommé Lady Macbeth pour ses complots mortels, mais également et tout autant, simultanément, sa faiblesse d'une victime poussée aux crimes et au suicide. Lady Macbeth est ici une triste Lady MacBacon abattue de l’abattoir jusqu'au bagne de Sibérie. Elle traverse ces épisodes de la misère d'une femme (changeant à chaque fois de tenue et de perruque) par la richesse obstinée de ses complaintes, entre les murs de sa chambre comme dans son train de déportation (d'autant que Warlikowski construit ces deux lieux dans la même boîte grillagée) : la douleur nostalgique slave d'une femme délaissée par son mari, puis par son amant, prisonnière de la société patriarcale, puis judiciaire, toujours prisonnière de ses passions et sentiments enfouis. Si sa voix de soprano ne rayonne pas naturellement dans les nuances et la tessiture médianes, elle sait la projeter par des élans démonstratifs (synchronisés avec les élans de colère du personnage), sur la boîte de carrelage et vers l'ample nef de la Bastille (avec en outre un vibrato parfois relâché). Le chant va croissant en intensité, en épaisseur, en placement : de plus en plus poignant jusqu'à faire trembler les murs du bagne du bout des lèvres de son désespoir avec également autant de cris toujours lyriques.
L'amant Serguei est ici un cow-boy avec chapeau, manteau et bottines. Il en a également la petite cravate, pas autour du coup mais dans la voix (les médiums sont serrés et les graves manquent à l'appel). C'est dès lors dans l'aigu très couvert que le ténor Pavel Černoch déploie ses rodomontades et couleurs typiquement russes : à la fois assises et claires (claironnantes même). Il y ajoute, autre élément typique, un legato très collé ou un phrasé marqueté.
Dmitry Ulyanov incarne le terrible beau-père Boris Timofeevich Ismailov sans nullement recourir à la brutalité : ses menaces sont comme sa voix, celles d'un boucher au sourire carnassier, menaçant par la rondeur sournoise. Son fils, Zinovy Borisovich Ismailov (mari de l'héroïne) campé par John Daszak est la première victime d'un choix de costumes rappelant les années 1970 qui le trouvent très engoncé. Le chant est aussi raide mais très sonore et placé dans l'aigu (plafonnant toutefois aux cimes).
Aksinya (Sofija Petrovic) est une femme fatale jusqu'à son viol en réunion qui la voit pousser des hurlements mais toujours lyriques et techniques. Oksana Volkova apporte avec le personnage de Sonietka les graves typiquement russes d'une généreuse voix de poitrine. Elle sait aussi monter vers un aigu rayonnant et moqueur, mais l'entre-deux est absent (la voix est trouée, comme ses bas dans l'histoire). Marianne Croux offre une prestation remarquée par son placement rythmique infaillible et très tonique, d'autant qu'elle présente un personnage de Bagnarde à la fois attentionnée, forte et solidaire.
"Le Balourd miteux" est ici un crooner en tenue étincelante, Wolfgang Ablinger-Sperrhacke y déploie une voix dure mais surtout un personnage très impliqué dans le show cabaret. Le Pope est ici sénile et vénal, Krzysztof Baczyk parvient aussi à lui donner un caractère d'illuminé avec une voix passant du processionnel au jovial puis de nouveau à la prière (il garde sa projection lointaine mais vocalement plus rude pour incarner un gardien). Illuminé également, le Maître d'école (Andrei Popov) qui brandit une grenouille disséquée (comme les porcs alentour) dans laquelle il prétend avoir trouvé une âme.
Alexander Tsymbalyuk a une voix de commandement en Chef de la police, d'une riche intensité à travers le registre de basse, mais le Vieux bagnard lui offre une allure encore davantage stylisée, le visage éclairé mais sombre comme la Sibérie qui l'entoure, la voix correspondant : longue, aux amples résonances (presqu'en échos) mélancoliques chantant la froideur des steppes de Russie. Enfin, chez les trois Contremaîtres, Hyun-Jong Roh est en place et très appliqué, tout comme Cyrille Lovighi qui ne peut toutefois construire de phrasé tant il regarde fixement le chef alors que Paolo Bondi perd ses moyens et son assise en ce soir de première.
La vidéo initiale montrant Lady Macbeth du district de Mzensk se noyant en ayant emporté la maîtresse de son amant est rediffusée pour conclure le spectacle, bouclant la boucle. Les deux femmes avaient été englouties en sortant vers l'obscurité au fond du plateau, entre les parois béantes (comme les carcasses) de l'infernal abattoir. L'immense et terrible cohorte de prisonniers les suit.
Le triomphe du public est alors universel. Tous les artistes sont acclamés, les ovations deviennent tonitruantes pour le chœur, l'orchestre, le chef et Lady Macbeth, avant que l'entrée de Krzysztof Warlikowski avec son équipe ne soulève une ovation debout.