Otello ou la malédiction des ténors à Bastille les soirs de première
Roberto Alagna avait déjà dû batailler avec sa voix lors de la première représentation de cette nouvelle série d’Otello.
Pour la première de la seconde distribution, c’était au tour
d’Aleksandrs Antonenko de lutter contre un instrument rebelle, au
cours d’une représentation particulièrement douloureuse pour les
artistes et les spectateurs. Tout commence pourtant convenablement,
avec un Esultate bien projeté, même si l’aigu de
« l’uragano » est quasi escamoté. Assez vite
cependant, la voix ne répond plus aux volontés du chanteur :
elle passe exclusivement en force, et à ce rythme-là, se fatigue
très vite. Les aigus craquent, le vibrato envahissant empêche tout
legato, les nuances et le chant piano se font
définitivement revêches. De toute évidence, Aleksandrs Antonenko
est en méforme et sans doute aurait-il dû faire une annonce. Quoi
qu’il en soit, le ténor est à la peine et il reçoit des huées
à la fin du second acte. Le
contraste avec la Desdémone lumineuse et rayonnante de santé vocale
d'Hibla Gerzmava est en tout cas cruel. La soprano abkhazo-russe déploie la somptuosité d’un timbre riche en harmoniques. Émotion et
dramatisme font de sa Desdémone un personnage de chair et de sang, avec une technique aguerrie permettant un legato
jamais pris en défaut et un riche panel de nuances, culminant dans
un la bémol aigu pianissimo (couronnant l’Ave
Maria) d’une infinie douceur. Elle est littéralement acclamée par le public.
Monsieur et Madame Iago sont incarnés respectivement par George Gagnidze et Marie Gautrot. Le baryton géorgien évite tout histrionisme scénique et vocal : les effets vocaux sont mesurés (limités peut-être par une projection tout à fait correcte sans être exceptionnellement puissante) mais efficaces. Servi par une diction soignée, son Iago est noir et inquiétant à souhait. L’Emilia de Marie Gautrot est bien plus qu’un personnage secondaire : sa longue silhouette noire, aux deux premiers actes, en fait la messagère involontaire du fatum qui conduit inexorablement les deux protagonistes à leur perte. Sa rébellion lors de la scène finale (qui lui vaudra, dans cette mise en scène, d’être égorgée par son mari) est d’une belle intensité, tragique et musicale, toutes les notes de ses interventions étant chantées quand la coutume fait que les interprètes du rôle se réfugient assez souvent dans un parlé-chanté approximatif.
Des plus petits rôles, les plus importants sont ceux de Roderigo (un Alessandro Liberatore à la voix chaude, surtout dans le médium) et de Cassio (incarné par Frédéric Antoun, voix saine et projection aisée). Paul Gay est un ambassadeur de Venise d’une grande noblesse, dans l’attitude comme dans le chant (voix élégamment conduite, diction très claire). Enfin, si Montano intervient peu, Thomas Dear parvient à s’y faire remarquer grâce à un timbre profond et très chaleureux.
Les chœurs ouvrent l’œuvre avec un léger décalage sur Una vela, mais ce sera ce soir leur seul faux pas : précis, homogènes et impliqués, ils se montrent aussi à l’aise dans les pages qui leur sont réservées (le difficile Fuoco di gioia, le délicat Dove guardi de l’acte II – avec une mention spéciale pour le chœur d’enfants et son intervention pleine de raffinement) que lorsqu’ils accompagnent avec fougue les solistes dans le finale du troisième acte.
Bertrand de Billy dirige avec élégance et sobriété : les déferlements sonores de la tempête initiale ou du Credo de Iago sont certes un peu plus sages qu’à l’accoutumée, mais le drame avance néanmoins, implacablement, et la délicatesse des couleurs orchestrales est mise en valeur avec goût dans les pages plus suaves.
Par rapport à sa création il y a maintenant 15 ans, Serban a quelque peu modifié la mise en scène, le changement le plus significatif étant le rétablissement de l’étouffement (voulu par Shakespeare) de Desdémone, qui ne meurt plus poignardée – ce qui évite la robe blanche maculée de sang lors de la scène finale. Il use et abuse certes un peu de certains procédés (les rideaux de tulle, très utiles pour séparer différents espaces et les personnages, notamment lorsque certains sont censés en observer d’autres en cachette, s’ouvrent et se ferment un peu trop souvent). Les personnages (évoluant sous les éclairages soignés et porteurs de sens de Joël Hourbeigt) sont bien caractérisés psychologiquement.
Au rideau final, le public réserve un accueil froid à Aleksandrs Antonenko, mais applaudit très chaleureusement l’ensemble des artistes, offrant même un triomphe à Hibla Gerzmava.