L’interprétation des rêves en noir et blanc : la création suédoise du Roi Roger
Le Roi Roger fait enfin son entrée dans le répertoire de l’Opéra Royal de Stockholm. Cette mission est confiée à Mariusz Treliński, cinéaste et metteur en scène polonais, qui a déjà signé deux interprétations différentes de cet opéra en trois actes de Karol Szymanowski : l’une, montée à Wrocław, intense, humaine, calme et psychologiquement profonde, l’autre, conçue pour l’Opéra de Varsovie, plutôt esthétique, hautaine, froide et frappante, à en croire les mots de Treliński lui-même. C’est cette dernière version qui a été choisie pour Stockholm.
L’histoire du roi vaincu par l’attirance irrésistible d’un berger dionysiaque se concrétise comme une lutte entre les ténèbres de la demeure royale et la lumière éblouissante de l’espace vide et non défini du dernier acte. À l’aide des lumières de Marc Heinz, qui cloisonnent et ouvrent magistralement les différents espaces scéniques, la mise en scène dirige l’œil des spectateurs vers la perspective du personnage-titre, qu’ils sont invités à adopter en tant que décodeurs de la vision onirique et évasive placée devant leurs yeux. La transition générale de noir en blanc, narrée à travers les décors (Boris Kudlička) et les costumes (Konrad Parol) modernes, est accompagnée par une pléthore de symboles, évoquée par le livret autant que par les choix scénographiques : des crânes d’animaux, du sang et surtout des « serpents » dansants (dans la chorégraphie de Tomasz Wygoda), ainsi que des miroirs et leurs cadres, signe absolu des identités ambiguës et finalement dissoutes lors du troisième acte, suite au suicide du Roi Roger qui se tranche les veines. À mentionner aussi, les très belles projections vidéo de Bartek Macias – pour la plupart en noir et blanc – assument une triple fonction : colorer et vivifier les décors, accentuer les thématiques clé, et déterminer le rythme dramatique.
Étant donné la dimension très poétique (voire symboliste) du livret et le choix délibéré du compositeur de s’abstenir de longs finales extatiques à la façon de son contemporain Richard Strauss, le chef turinois Andrea Molino impressionne par son don pour tirer un fil dramaturgique à travers la partition moirée, sachant préparer à l'avance les dénouements soudains des trois actes. Si chacun d’eux débute comme un paysage sonore tout différent du précédent, Molino parvient toutefois à serpenter en continu entre différentes dynamiques et musiques, qui vont d’un post-romantisme à la Puccini ou Debussy aux dissonances des années 1920, mettant même en valeur des passages parodiques ainsi que des effets sonores et spatiaux venant de la fosse.
L’usage occasionnel de microphones sert à renforcer la sensation d’insaisissabilité au cœur de la mise en scène. Les spectateurs partagent ainsi la confusion de Roger face aux chœurs doux (plutôt qu’assourdissants) venant souvent des coulisses (et cela vaut aussi pour les solistes). Par conséquent, les deux rôles pour ténor – le Berger et Edrisi – se confondent parfois en raison des deux voix semblables, claires, bien projetées et équilibrées. Le chant d’Arnold Rutkowski, un Berger tout blanc avec un air d’enfant, est dense et étonnamment uniforme : son étrangeté s'accentue par un souffle long et une régularité d’expression qui ralentit le tempo dramatique mais préfigure celui de sa victoire solennelle et finale sur le Roi, dans les "ruines d’un théâtre antique".
Niklas Björling Rygert, vêtu d’une veste en cuir, donne au savant arabe (qu’est Edrisi selon le livret) un air à la fois blasé et rusé. Les représentants de la religion à la cour – un aspect (comme aussi celui politique) fortement réduit dans la mise en scène – sont incarnés par Lennart Forsén, un Archevêque dont les crises de colère sont émises avec engagement (mais par une basse assez faible) et Katarina Leoson en Diaconesse, qui rend crédible ce court rôle par sa gestique intelligente et son mezzo fiable.
Le mélange de douces vocalises et puissances vocales représente le grand défi du rôle de Roxana. La soprano suédoise Elin Rombo, d'abord interprète mozartienne, parvient à tirer les deux dimensions de son gosier. Ses mélodies aussi serpentines que sa gestique sont plutôt séduisantes qu’angéliques, et elle atteint généralement la force requise pour égaler l’orchestre massif. Son époux Roger, incarné par Lukasz Goliński, se confine d’emblée à l’expression monochrome, à l’instar de son antagoniste, le Berger (les couleurs étant plutôt à chercher dans la direction musicale). Ce n’est qu’à la conclusion du deuxième acte qu’il laisse entendre sa défaite et que la vigueur sciemment inhibée de son baryton-basse se démonte pour faire place au piano du souverain déchiré. Mis au centre de l’attention tout au long de la soirée, Roger devient emblématique pour le spectacle et pour l’attitude qu’adopte le spectateur : exposé aux visions et aux symboles guère saisissables, il finit par céder au rêve et renaître sous l’étoile de Dionysos (qui se révèle être en fait la réelle identité du Berger).