L’Élixir d’Amour à Toulon : belcanto à OK Corral
Le Far West, ses pionniers naïfs, ses bourgades poussiéreuses, ses « medicine shows » et leurs remèdes miraculeux... C’est dans cet univers, finalement pas si éloigné du village basque du livret de L'Élixir d’Amour, que Stefano Mazzonis di Pralafera, Directeur de l’Opéra Royal de Wallonie, a décidé de situer son action. La crédulité des villageois et le cynisme du marchand ambulant Dulcamara sont ainsi mis au centre du propos. Des cow-boys à cheval, des tuniques bleues et des garçons fermiers évoluent dans les décors de Jean-Guy Lecat dont l’apparence factice assumée rappellerait plutôt le tournage d’un western ou l’humour d’un Lucky Luke qu’un véritable village de l’Ouest Américain. Les très beaux changements de lumière de Sylvain Geerts viennent colorer les lieux au gré de l’heure de l’action.
Au-delà de la pertinence du choix de la transposition, du plaisir régressif des décors et de la réussite des costumes d’époque de Fernand Ruiz, la mise en scène s’avère assez littérale et éloigne l’intérêt du spectateur du triomphe de la sincérité qui est au centre de l’œuvre. De nombreuses touches d’humour sont parsemées tout au long de la représentation : certaines amusent par leur excès comme l’évanouissement d’une femme devant le corps bodybuildé de Belcore, d’autres par leur touchante incongruité comme le passage régulier d’un chien aux airs de Rantanplan qui par ses allées et venues anime certains tableaux un peu statiques.
Le Chœur de l’Opéra de Toulon est très sollicité tout au long de l’opéra. Juste et engagé, il a toutefois tendance à couvrir la voix des solistes. La mise en scène peine parfois à occuper les villageois entre deux airs ce qui donne lieu en fond à des mini-scènes cocasses, comme les ébats d’un croque-mort dans un cercueil. Dans la fosse, le jeune chef Valerio Galli s’implique tant avec les chanteurs qu’il se voit proposer une bouteille d’élixir par Dulcamara. Sa direction très appliquée transmet avec entrain la vitalité de la partition de Donizetti, mais sacrifie parfois la souplesse de ses traits à l’exactitude rythmique. Au diapason de la mise en scène, le piano-forte accompagnant les récitatifs semble se muer, l’instant d’une scène, en piano de saloon. Les cordes amples et chaleureuses de l’Orchestre de l’Opéra de Toulon séduisent et compensent la sécheresse occasionnelle des flûtes. Le pupitre des bois est très juste et le basson très expressif sur Una furtiva lagrima.
Seul second rôle de l’opéra, la Giannetta d’Eleonora de la Peña déploie de belles vocalises et enchante le public par sa voix claire de soubrette et sa belle présence sur scène. Le baryton serbe David Bizic, habitué de la maison où il a incarné Enrico et Figaro, campe cette fois un Belcore testostéroné à la voix ample et à la projection bien assurée. Malgré quelques imprécisions, il fait montre d’une belle maîtrise des nuances pour son duo avec Nemorino Venti scudi. Gage de ses qualités d’acteur, sa présence menaçante au premier acte fait place après l’entracte à un jeu plus burlesque de commedia dell’arte.
Le Dulcamara de Pablo Ruiz attire tous les regards et pas seulement grâce à son costume bariolé : déjà applaudi à Toulon dans Le Barbier de Séville, le baryton-basse espagnol brille par son jeu d’acteur et sa présence scénique. Il est difficile de ne pas en faire trop dans ce rôle mais sa gouaille d’escroc débrouillard est très justement dosée (on l’imaginerait volontiers en Figaro). Sa voix démontre une maîtrise assidue du répertoire belcanto : son timbre est clair et puissant et sa diction nette et malicieuse fait mouche notamment pendant les récitatifs. L’artiste déploie des graves aussi profonds que généreux sur son air d’entrée Udite udite o rustici, et le chanteur se montre très à l’écoute de ses partenaires lors de ses nombreux duos, en particulier sur la barcarolle Io son ricco e tu sei bella avec l’Adina de Lucrezia Drei.
La soprano italienne fait preuve de la virtuosité attendue dans le rôle : sa voix légère et claire se joue des difficultés de la partition et de ses ornements, mais elle sait se montrer très expressive et délicate dans les scènes d’amour avec Nemorino. Les suraigus du premier acte sont atteints avec un peu de réserve, mais lorsque résonne le contre-ut éclatant d’un Prendi per me sei libero très réussi, le public comprend pourquoi (elle ménageait ses effets).
Enfin, l’Argentin Santiago Ballerini (Nemorino) chante pour la première fois en France pour cette production toulonnaise. Sa voix légère souffre d’une projection un peu en retrait en début d’opéra, en particulier sur son premier air Quanto è bella, quanto è cara, mais une fois l’élixir ingurgité, le ténor belcantiste semble autant regagner en confiance et en énergie que son personnage. Ses duos du second acte sont marqués par cette vigueur nouvelle, tandis que son jeu très juste de paysan transi amoureux se marie à merveille avec la pureté de son timbre. L’artiste interprète Una furtiva lagrima en douceur et démontre une grande sensibilité, et sa belle cadence a cappella récolte les applaudissements les plus nourris de la représentation.