Le deuxième Festival Arsmondo de Strasbourg tremble pour Beatrix Cenci
Beatrix Cenci, condamnée à mort en 1599 avec ses frères et sa belle-mère pour l’assassinat de son père dépravé et incestueux, exerce une fascination toujours actuelle. Son portrait présumé par Guido Reni exposé au Louvre et prêté pour le Festival Arsmondo au Musée des Beaux-Arts de Strasbourg fascine par le regard du modèle. Dans la mise en scène de l’Argentin Mariano Pensotti, issu du théâtre, l’action se déroule dans les années 1970, période de création de l’œuvre opératique mais également début des dictatures militaires successives en Argentine. Le message premier du chœur, « Sois attentif car ce que tu vas voir c’est la vie d’un homme qui deviendra, par son mauvais exemple, un précurseur des temps à venir » est ainsi lisible à plusieurs niveaux, celui du père incestueux et du dictateur. Le livret à quatre mains de William Shand et Alberto Girri s’inspire des Chroniques italiennes de Stendhal et de The Cenci de Shelley et le texte offre une dose d’effroi en adéquation avec la musique.
L’horreur s’empare de toute la mise en scène de ce court opéra (1h30) en deux actes et quatorze tableaux, centrée sur l’objectification du corps de la femme et la réification de l’héroïne. Sous un immense drap blanc se dévoile une statue de cuivre, corps de femme puissant qui sera par la suite démembré, descendant des cintres en pièces détachées après le viol de Beatrix par son père.
La métaphore de la poupée cassée qu’est Beatrix est démultipliée par la grande quantité de copies de la statue, petites ou grandes, du tableau exposé dans le salon familial, jusqu’au paroxysme final. Condamnée à mort, Beatrix est posée sur un plateau et passe entre les mains des employés d’une conserverie de poisson, qui la démantibulent, la désossent et finissent par conditionner la malheureuse dans une multitude de petites boîtes qui contiennent chacune une réplique de la statue. Car le corps de Beatrix est enserré dans un ensemble d’appareils orthopédiques, et ce sont ces objets, du corset à l’atèle, qui symbolisent le démembrement. La condition de poupée cassée et de jouet est établie dès le début, et l’objectification du corps féminin s’étend sur toute la mise en scène.
Le Comte Cenci, père incestueux, invite ainsi la noblesse locale à une soirée festive où il montre sa dernière création filmique, un court-métrage intitulé « El horror es bello » (L’horreur est belle). Un homme et son double errent, d’une chambre d’hôtel à un lac où ils nagent sous l’eau, avant une orgie sexuelle où le corps de la femme est jeté en pâture au regard. Le court-métrage s’achève sur des cercueils et le message « El fin no es el fin » (La fin n’est pas la fin). La fin, la réalisation de soi pour le père, c’est le viol de sa fille, le but immonde et obsédant qu’il n’a de cesse de proclamer.
Le décor très 70s par le mobilier et les costumes est celui d’un intérieur bourgeois typique de l’époque, où trônent deux répliques de mastiffs aux pattes enserrées d’une atèle comme Beatrix. Le choix de cette race de chien placide et affectueux détonne cependant avec leur statut de « cerbères ». Mais la sensation de lourdeur et d’emprisonnement de Beatrix et du reste de la famille est pleinement caractérisée par l’appartement et son exposition sur un plateau tournant qui donne au premier acte une impression de long travelling. Le choix du plateau tournant permet également de voir Orsino, ami falot de Beatrix, jouer les trois petits singes au moment du viol, puisqu’il ne voit, n’entend et ne parle pas, alors que Beatrix l’a supplié d’intervenir.
A contrario d’Orsino, sous la direction de Marko Letonja, l’Orchestre Philharmonique de Strasbourg se charge de tous les ressentis. Le malaise primaire s’installe par une nuance piano qui monte graduellement vers les forte pour ne plus les quitter. Les instruments censés être doux, comme la harpe, n’ouvrent que sur l’angoisse. L’ajout de la mandoline est aussi à contre-courant. La pulsation des cuivres est martiale, les aboiements des chiens sont des borborygmes inquiétants rehaussés d’un xylophone. Seul mouvement apaisant, lorsque le Comte convie à sa fête, des danses composées dans la tradition de la Renaissance italienne agrémentent la soirée, mais lorsque le saltarello, danse joyeuse, est repris, il est entrecoupé de dissonances qui prolongent l’univers pourri du Comte. Après le viol de Beatrix, un glas de cloches tubulaires tinte, qui achève la nappe de couleurs terrifiantes.
Cette nappe effroyable se transmet par les Chœurs de l’Opéra National du Rhin, préparés par Alessandro Zuppardo, qui expriment eux aussi l’effroi dès l’ouverture et la mise en garde au spectateur, et prolongent l’effet glaçant dans la conserverie de poisson, où Beatrix est soumise à leurs sifflements et leur raillerie.
De par la composition de l’œuvre et son message, les voix ne jouent pas sur des timbres enveloppants ou chaleureux, et les ornements n’embellissent pas mais consolident la douleur des personnages.
Beatrix, la soprano mexicaine Leticia de Altamirano, dispense des trilles qui ressemblent davantage à une fragmentation de la voix, comme le corps est lui-même fragmenté. Chez elle, les aigus sont ceux de l’horreur et du dégoût de la victime, un appel à l’aide qui ne trouve aucune réponse, ni chez son ami Orsino, ni chez les convives du Comte qui battent en retraite lorsqu’elle les supplie de ne pas les laisser seules, elle et sa belle-mère Lucrecia. Les aigus montent, perçants jusqu’au cri, comme une cassure supplémentaire qui déchire l’air et complète une compréhension pleine du personnage et de son tourment par un jeu scénique convaincant. La mezzo-soprano turque Ezgi Kutlu est Lucrecia Cenci, autre victime de son infâme mari, à la solidité technique permanente. Elle aussi modèle ses trilles, en expression du désespoir, celui de la femme soumise et repoussée par son mari qui l’humilie et ne voit en elle que « cheveux cassants » et « peau desséchée » (pelo quebradizo, piel reseca). Le rôle de Bernardo, frère de Beatrix et complice du meurtre, revient à la mezzo-soprano brésilienne Josy Santos, convaincante dans son personnage masculin. Bien en place, elle construit elle aussi son personnage par des graves implantés qui sonnent comme la voix naturelle et masculine d’un Bernardo adolescent.
Chez les hommes, du Comte aux conjurés, les prestations sont aussi convaincantes. Le rôle le plus important et difficile par la personnalité du Comte Cenci revient au baryton albanais Gezim Myshketa, qui tire largement vers le baryton-basse, tant le timbre sépulcral est soigné. Il est aussi capable de railler sa femme par des aigus volontairement criards ou de se réjouir de la mort de ses deux premiers fils avec une légèreté de timbre qui détonne eu égard aux propos, et offre une gestuelle en adéquation avec l’immonde personnage. Le ténor catalan Xavier Moreno est un Orsino juste de veulerie, qui gagne en coffre lorsqu’il exprime cette lâcheté caractéristique du personnage. Les seconds rôles sont tout aussi efficaces, du baryton Igor Mostovoi en Giacomo Cenci, à la basse Dionysos Idis en Andrea, serviteur craintif du Comte. Les comédiens Pierre Siegwalt et Thomas Coux en Marzio et Olimpio, exécutants de l’assassinat, achèvent de remporter l’adhésion du public, d’autant plus que chaque membre du plateau vocal, quelle que soit sa nationalité, porte le texte avec le chuintement caractéristique de l’espagnol argentin !
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