Didon et Énée, remembered à l’Opéra de Lyon ou la puissance contemporaine de Purcell
Que se passerait-il si une civilisation lointaine et inconnue découvrait des vestiges de notre humanité d’aujourd’hui ? Que lui inciteraient nos souvenirs et nous pardonnerait-elle ? Telles sont les questions qui semblent inspirer le metteur en scène David Marton, à qui l’Opéra de Lyon confie la deuxième œuvre de son festival « Vies et Destins » (le lendemain de L’Enchanteresse) : Didon et Énée de Purcell (1659-1695). Le public lyonnais qui garde en mémoire sa très discutée production de Don Giovanni la saison dernière, connaît déjà bien la liberté que prend l’artiste hongrois envers les œuvres du répertoire. Ce soir, il ne s’intéresse pas seulement au destin tourmenté et tragique de Didon, la Reine de Carthage, mais également à celui de notre Humanité. Une prise de liberté assumée dans le titre même de l’œuvre : Didon & Énée, remembered. D’autant que la note d’intention prépare le spectateur : l’œuvre est annoncée comme issue d’un collage "fait à partir de l’opéra de Purcell, de textes [extraits de L’Enéide] de Virgile, de compositions de Kalle Kalima et d’interludes d'Erika Stucky".
Le mini-opéra en trois actes de Purcell conserve la marque des chefs-d’œuvre : la capacité à être transformé dans sa forme tout en gardant son essence, universelle et intemporelle. Les variations et compositions du guitariste Kalle Kalima donnent le temps du développement psychologique pour les personnages et le public (oppressé ou apaisé). La musique de Purcell en émerge et se dévoile progressivement d’autant que les ajouts d’extraits de L’Énéide aident à la compréhension globale de l’intrigue, particulièrement les passages qui donnent la parole aux dieux Junon et Jupiter, joués avec intensité et conviction par les comédiens Marie Goyette et Thorbjörn Björnsson. Les interprétations semi-improvisées de l’Esprit et de la Sorcière (également Aphrodite lors d’un passage purement dramatique) par la chanteuse jazz Erika Stuck sont d’un effet très surprenant, avec onomatopées, bruits, changements brusques de registres, créant une dimension terrible ou très rassurante à ses personnages.
L’espace scénique est tout aussi multiple que pertinent : un chantier d’archéologie couvert occupe toute la scène et se complète par deux autres plus petits espaces en coulisses, visibles depuis la salle mais dont l’action est retransmise par un caméraman (comme le vestige de magasin sous la scène), ainsi qu’une chambre, domaine des dieux. Notre civilisation est ainsi exhumée par ses objets, banals (clavier et souris d’ordinateur, téléphone, journaux) qui suscitent d’abord la curiosité mais bientôt l’horreur des archéologues.
La dimension théâtrale est assurément très présente, elle inclut en outre les chanteurs, dont les rôles sont comme des apparitions à travers le temps. Alix Le Saux incarne une Didon à la voix savoureuse, au timbre chaleureusement coloré. Son interprétation de la si célèbre et émouvante lamentation « When I am laid » offre des nuances piano extrêmes mais profondes comme sa résolution face à son inexorable Destin, symbolisé par cette omniprésente basse obstinée descendante.
Le baryton Guillaume Andrieux se montre aussi comédien, à la diction chantée limpide valorisée par un timbre clair. Il étale la maîtrise intense de son appareil, notamment en utilisant la voix de tête, par exemple dans le passage normalement confié aux sorcières « But ere we this perform » (Mais avant d’accomplir cela), bien qu’il lui manque dans ce registre la richesse de l’appui poitriné.
Belinda est interprétée par la soprano Claron McFadden, très humaine et sensible dans sa présence et ses interprétations, usant aisément de toute une palette de timbres, particulièrement veloutés dans les médiums et le dessin de ses vocalises (ses aigus peuvent cependant être perçants et un peu moins assurés). La chanteuse américaine se montre également très à l’aise dans l’improvisation en duo avec le guitariste-compositeur finlandais, suspendant le temps lorsque "l’archéologue" erre dans les souvenirs obscurs de magasin enfoui.
Sans oublier les interludes vocaux d'Erika Stucky, maîtrisés dans tous les registres, étonnante dans la pureté de ses aigus et intense dans le grain de sa voix médium et grave.
Le Chœur de l’Opéra de Lyon est intégré dans la mise en scène. Au tout début, sa présence en coulisses, derrière le décor central, semble poser un léger problème de décalage avec l’orchestre, qui se résout rapidement, charmant alors par l’homogénéité d’ensemble qui magnifie les mélodies soigneusement nuancées de Purcell et les harmonies suggestives de Kalima. Sous la direction investie de Pierre Bleuse, aux gestes rebondis et souples, l’Orchestre maison fait entendre une belle rondeur et une véritable grâce dans un jeu maîtrisant les passages entre les styles.
Dès la fin de la représentation, deux ou trois spectateurs commencent à exprimer leur mécontentement par des huées qui sont très vite écrasées par les applaudissements nourris de la majorité du public et quelques bravi sonores.
Didon et Énée
de Purcell se referme sur ces paroles : « Keep here your watch, and never part » : Veillez sur elle, pour
toujours.
Elle : Didon, ou notre humanité.
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