Surprenante et tragique création française pour L’Enchanteresse de Tchaïkovski à l’Opéra de Lyon
L’Opéra de Lyon
aime faire preuve d’audace (l’année 2018 fut à elle seule
marquée par la création française du Cercle de craie d’Alexander von Zemlinsky puis la création mondiale de GerMANIA composé par Alexander Raskatov). L’audace est aussi au rendez-vous de son
festival annuel, avec en 2019 trois œuvres différentes gravitant
autour du thème « Vies et Destins ». La première de ce
triptyque est L’Enchanteresse de Tchaïkovski, une
Carmen russe (rapprochement fait par l’auteur dans sa
correspondance) nommée Nastassia, surnommée Kouma, aubergiste qui
enchante, par sa beauté et ses incantations, tous les cœurs y
compris le gouverneur, le Prince Nikita Kourliatev et son fils, le
Prince Youri. Passions et jalousies ne peuvent conduire qu’à une
fin tragique.
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Pour cette production lyonnaise, le metteur en scène ukrainien Andrij Zholdak déploie une lecture multiple de l’œuvre, usant d’effets scénographiques et d’apparitions complexes qui questionnent voire provoquent le spectateur mais perturbent indéniablement la compréhension globale de l’œuvre (d’autant qu’elle est inédite en France) et de fait sa puissance expressive. L’intrigue semble ici être le fruit de l’imagination d’un prêtre, voyeur quasi omniprésent -et double du spectateur- qui dirige parfois les placements scéniques ou la musique même, coiffé d’un casque de réalité virtuelle ou bien personnifiant le vieux clerc Mamyrov. Sa création numérique ou onirique est éclatée en quatre lieux, quatre décors mobiles qui s’opposent ou se côtoient, apparaissent ou disparaissent : une chambre grise à Jardin, un salon blanc à Cour, au centre une chapelle et un misérable chalet sans place fixe. Ce ballet de décors est complété par des projections de vidéos, gros plans semblant en direct de l’action scénique, images du visage d’une statue d’un Christ agonisant. La scénographie représente donc la lutte des classes sociales, le raffinement des hommes en costumes s’opposant à la vulgarité du peuple de faunes, mais l’ensemble se retrouvant dans la même passion pour la belle aubergiste, sur fond commun de l’omniprésente morale religieuse. Cette vision scénographique est complétée par des apparitions récurrentes de deux jeunes filles aux allures de Kill Bill, vraisemblablement figures des destins tragiques de ceux qui succombent à l’enchanteresse Kouma, ainsi que dans une histoire parallèle et toujours en marge de l’intrigue, des expériences sexuelles d’un adolescent.
La mise en scène n’invite donc pas à l’émotion empathique, pourtant la distribution ne manque pas de chanteurs à l’interprétation expressive et puissante, à commencer par l'héroïne. L’Enchanteresse d’Elena Guseva est forte et fragile à la fois, la présence sûre est d’une sensibilité extrême. La soprano fait entendre une belle rondeur de timbre, aisément projetée grâce à la maîtrise d’un large vibrato. Son intense interprétation de Ja dushu tebe vsju otkryla (Je t’ai ouvert mon âme – acte III, scène 17) précède son duo avec le Prince Youri Khot‘ izojdi ves’ belyj svet ! (Sur Terre il n’y a pas plus admirable, plus exquis que toi !) également fort applaudi.
Le jeune fils du gouverneur est incarné par le ténor Migran Agadzhanyan, qui déploie ses talents de comédien, par son interprétation double du fils parfois puéril ou très mature, mais également de chanteur à la voix puissante et au timbre resplendissant. C’est aussi lors d’un autre duo d’amour qu’il marque les esprits, celui avec sa mère U menja pered Gospodom… (Je n’ai devant Dieu pas de vœu plus ardent que ton bonheur ! – acte II, scène 9). Celle-ci, Princesse Eupraxie Romanovna, est interprétée avec la chaleur du timbre parfois tranchant et toujours autoritaire de la mezzo-soprano Xenia Vyaznikova. Son mari, le Prince Nikita Kourliatev, est incarné par le baryton Evez Abdulla, aux intentions expressives patentes intensifiées par son timbre aux allures héroïques, particulièrement lors de son terrible air final Razvergsda ad i izrygaet… (Les enfers se sont ouverts – acte IV, scène 23), auquel il manque un peu de profondeur. Parmi les seconds rôles, le vieux Mamyrov de Piotr Micinski laisse le poignant souvenir d'un comédien, mais à la voix parfois un peu terne, surtout à côté de ses collègues aux timbres éclatants. Sa sœur Nenila, suivante de la princesse, profite du timbre velouté et des beaux graves de la mezzo-soprano Mayram Sokolova. Enfin, le jeu remarqué au timbre clair du ténor Vasily Efimov dans le rôle du vagabond Païssi et la présence du baryton Sergey Kaydalov pour le méchant sorcier Koudma complètent la distribution.
Dans la fosse, le chef Daniele Rustioni se montre extrêmement attentif en raison des difficultés scéniques qui lui sont imposées par les différents lieux de l’action. Avec les musiciens de l’Orchestre de l’Opéra de Lyon, il réussit toutefois à exprimer la puissance dramatique de la partition, comme les Chœurs de l’Opéra de Lyon, bien que toujours en coulisse, dont l’intervention des hommes a cappella Rassadit’ li bedu vo tjomnom lesu (Ensevelir ce malheur dans la forêt profonde – acte IV, scène 23) reste comme le moment le plus touchant de la soirée.
Si, lors des saluts, toute l’équipe musicale est très applaudie, le metteur en scène est accueilli par des huées et des sifflets, sans doute en souvenir du prêtre qui joue au tennis lors de l’intense air final du Prince.