Kate Lindsey : « Je me sens libérée »
Kate Lindsey, vous vous préparez à reprendre le rôle du Compositeur dans Ariane à Naxos de Strauss au Théâtre des Champs-Élysées, dans la mise en scène de Katie Mitchell créée à Aix-en-Provence l’été dernier (lire notre compte-rendu) : l’aviez-vous vue ?
Non, je ne le souhaitais pas. De manière générale, voir un autre groupe se produire dans une production existante n’aide pas. Il vaut mieux attendre le début des répétitions et s’adapter aux artistes et aux personnalités présentes. Toutefois, pour celle-là particulièrement, je me rends compte que cela aurait en fait pu être utile.
Comment décririez-vous votre rôle, tant vocalement que dramatiquement ?
Vocalement intense, et dramatiquement intense. Vocalement, c’est une course de vitesse : ce n’est pas un rôle très long, mais il met constamment la voix au défi. Le Compositeur est très agité et passe rapidement d’un état à un autre : furieux, passionné, tendre et pensif. Il faut sans arrêt varier la diction du texte et la couleur de la voix. Ceci étant, la partition est si bien écrite et composée que la prosodie se rapproche du texte parlé : c’est du théâtre en musique. Parfois, pour préserver ma voix, je fais simplement attention à parler le texte, et cela se fond à merveille dans la musique.
En tant qu’artiste, comprenez-vous la psychologie drastique du personnage ?
Oui, car le Compositeur me fait penser à des artistes que j’ai connus ou que je fréquente dans ma vie. Bien sûr, ces observations sont légèrement exagérées sur scène. Ces personnes sont consumées par leurs pensées et ne sont plus conscientes de ce qui se passe autour d’elles. Elles ne s’intéressent à rien qui n’est pas elles ou leur art : elles me fascinent ! D’autant que je suis moi-même très à l’écoute de mon environnement : j’aime observer les gens et j’utilise inconsciemment ces observations sur scène.
Votre conception du personnage a-t-elle évolué depuis votre prise de rôle ?
Elle a évolué à la fois dramatiquement et vocalement. Je ressens chaque fois plus de liberté dans mon interprétation. Vocalement, lorsque je laisse un rôle reposer, mon corps continue de le mâturer, et les passages difficiles deviennent plus organiques, plus évidents. C’est incroyable de retrouver un rôle quelques semaines ou quelques années plus tard et de ressentir cette évolution. D’un point de vue dramatique, chaque nouvelle production me permet de recevoir de nouvelles informations ou des perceptions différentes de ce qu’est cette histoire ou de son sens. Nous sommes parfois bousculés dans notre interprétation, ce qui peut avoir un côté frustrant car on s’imagine connaître le rôle parfaitement. Mais c’est justement important de voir ses idées remises en question pour rester flexible dans l’interprétation.
Vous avez déjà eu l’occasion de travailler avec Jérémie Rhorer, qui dirige la production : comment cela se passe-t-il ?
Nous avons travaillé ensemble pour la première fois en 2011, alors que nous étions tous les deux de jeunes artistes émergents. Nous nous retrouvons de temps en temps et pouvons mesurer le chemin que nous avons parcouru. Nos deux carrières se sont bien développées. J’ai un profond respect pour son approche de la musique. Il porte une grande attention à la beauté de la musique que nous produisons. Il est très généreux et a toujours été attentionné avec moi dans nos processus de création.
L’opéra allemand, Mozart et Strauss en tête, est un pilier de votre répertoire. Comment cela s’est-il construit ?
Produire le plus de beauté possible
Cela vient de la nature profonde de ma voix. Dès mes débuts, j’ai su que je serai mozartienne : je savais que c’est là que m’emmènerait ma voix. Je savais aussi que j’aborderai un jour Octavian dans Le Chevalier à la rose et le Compositeur dans Ariane à Naxos. Heureusement, j’aime chanter ce répertoire. Pour un chanteur, ne pas apprécier le répertoire pour lequel sa voix est faite est une tragédie, car on ne peut pas changer cela. La seule chose que nous pouvons faire est de produire le plus de beauté possible à partir du répertoire qui nous est accessible. J’ai la chance d’aimer Mozart, qui est un médicament pour la voix.
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Vous ne quitterez pas Katie Mitchell après cette production puisqu’elle met aussi en scène Miranda, que vous avez déjà chantée à l’Opéra Comique (compte-rendu ici), pour deux reprises à Caen et Bordeaux. Que pouvez-vous dire de cette production ?
Je m’aperçois que la scénographie de Miranda est très proche de celle de cette Ariane. Je sais que Katie tend à penser à un thème qu’elle travaille sur plusieurs productions en parallèle. J’imagine que ces deux productions ont été pensées ensemble car il y a des parallèles intéressants. Elle travaille d’une manière très cinématographique, avec beaucoup de précision et de réalisme. Miranda est une profonde méditation sur les relations familiales. C’est un voyage de 90 minutes sans pause, avec de la magnifique musique baroque, qui me demande d’entrer dans un état méditatif : j’ai alors besoin d’un profond silence pour travailler. Miranda est une pièce intéressante : j’ai hâte de voir comment cette production va avoir évolué avec le temps et avec les nouveaux collègues qui nous rejoignent pour cette reprise.
Votre répertoire est très large, du baroque à la création avec à peu près tout entre les deux (vous avez même fait des incursions chez Wagner et Verdi) : cela correspond-il à une volonté de votre part ?
Non, ce n’est pas fait exprès. C’est surtout dû au hasard et au fait que je ne ferme pas la porte aux projets sans les avoir étudiés. Je prends mes décisions principalement en fonction du projet, de l’équipe, de la musique et de ce qu’il y a autour dans mon calendrier. Le prestige n’est pas un critère que je prends en compte.
Beaucoup de chanteurs craignent d’être mis dans une case : comment faites-vous pour que l’on pense à vous pour des projets aussi variés ?
Je ne sais pas ! J’ai fait mes études aux États-Unis, mais c’est en Europe que j’ai eu le plus d’opportunités, et notamment en France. Je ressens cette ouverture d’esprit en Europe. J’ai d’ailleurs déménagé au Royaume-Uni, d’abord pour réduire les distances, mais aussi parce que j’aime la nature des projets qui s’y font. Ensuite, les relations que l’on peut nouer sont pour beaucoup dans cette ouverture (comme dans la vie en général, d’ailleurs). J’ai décidé il y a quelques années que je ne voulais pas avoir de regrets, ce qui m’incite à répondre favorablement à des projets qui m’apportent une sensation d’accomplissement, même si cela représente un défi artistique.
Est-ce par exemple le cas de la Mélisande que vous chanterez à Los Angeles la saison prochaine ?
J’ai toujours voulu chanter ce rôle. J’ai une très belle relation avec l’Opéra de Los Angeles et j’ai la chance qu’ils veuillent travailler régulièrement avec moi. Ce sera une production de David McVicar : j’ai déjà chanté dans ses productions, mais n’ai jamais travaillé directement avec lui, ce qui sera le cas pour cette production. J’ai vraiment hâte d’y être.
Également dans le répertoire français, vous chanterez le Prince charmant dans Cendrillon de Massenet cet été à Glyndebourne. Comment décririez-vous cette partition ?
Cette partition est passionnée et séduisante. C’est de la magnifique musique : certaines parties me touchent vraiment, même si je n’y chante pas nécessairement. J’adore la musique de Massenet. Ses mélodies, qui sont rarement jouées mais que j’ai étudiées à l’université, m’obsédaient : la structure harmonique est simple, mais elle fait ressentir un mélange de mélancolie et de beauté absolue. Le premier air du Prince charmant est calme et exprime le sentiment de solitude et la vulnérabilité du personnage. Ces moments font s’ouvrir le cœur : je déteste interrompre ces moments en répétition !
Y a-t-il d’autres œuvres de Massenet que vous aimeriez chanter ?
J’aimerai chanter Charlotte dans Werther un jour, à condition de bien choisir la maison où je le fais. J’ai beaucoup étudié ce rôle. La nature de l’intrigue et les relations entre les personnages sont passionnantes.
Qu’en est-il de la création ?
Je participerai en décembre prochain à une création à l’Opéra d’Etat de Vienne, Orlando d’Olga Neuwirth. J’ai reçu quelques fragments de l’œuvre : c’est inspiré de la nouvelle homonyme de Virginia Woolf. De ce que je peux en voir pour l’instant, ça devrait être une production importante, qui demandera beaucoup de travail. Olga Neuwirth va créer un univers sonore très particulier. L’orchestre sera amené à créer des sons insolites comme un triangle joué avec un mousseur à lait. Il y aura aussi des sons électroniques et des projections vidéo. Je ne sais pas ce à quoi cela va ressembler finalement, mais ce sera très sûrement intéressant, spécial. Je ferai d’ailleurs, plus tard dans la saison, une autre création d’Olga Neuwirth, avec l’Orchestre Philharmonique de New York.
Vous chantez donc en allemand, anglais, français, mais aussi en italien : vous serez ainsi Néron dans Agrippine au Met en février. Comment avez-vous construit cette diversité de langages dans votre répertoire ?
J’ai l’impression de ne pas parler suffisamment de langues ! Le Tchèque est une langue fascinante. J’aimerais également être capable de chanter en russe, même si je ne suis pas certaine que ma voix puisse correspondre à ce répertoire. C’est beaucoup de travail pour préparer les rôles : il faut travailler dur avec des coachs. Je ne veux pas travailler uniquement en phonétique : j’ai besoin de comprendre le texte et la grammaire. Cela a pris du temps mais c’est maintenant le cas en français, en allemand et en italien.
Vous avez fait partie du Programme Jeunes artistes du Metropolitan : quelle est à présent votre relation avec cette maison ?
C’est en effet une maison où je chante régulièrement : j’y retournerai la saison suivante pour Jules César, puis de nouveau la saison d’après. Le fait d’y avoir fait mes études m’a fait ressentir le besoin de m’en éloigner. J’ai eu besoin de grandir en tant qu’artiste loin de l’école. Le risque serait aussi d’y rester considérée comme une étudiante, que les gens n’y réalisent pas que je me suis développée en tant que professionnelle. C’est aussi pour cela que travailler à l’étranger m’a été très bénéfique. J’ai également apprécié découvrir de nouvelles approches de la musique et du travail scénique. Quand je retourne à New York, c’est un peu un retour à la maison avec de nombreuses retrouvailles, même si l’institution a beaucoup changé depuis.
Aujourd’hui [ces propos ont été recueillis le 8 mars, ndlr] est la Journée internationale des droits des femmes. Comment percevez-vous la situation dans le monde l’opéra ?
Beaucoup de choses sont sues que personne n’ose dire.
D’abord, je vois passer de plus en plus de mises en scène dirigées par des femmes : il y a manifestement eu une prise de conscience sur ce point, qui a d’ailleurs eu lieu avant le mouvement #MeToo. J’aimerais toutefois voir plus de cheffes d’orchestre. Je n’ai été dirigée qu’une fois par une femme à l’opéra : Emmanuelle Haïm il y a plus de dix ans ! Cela m’intéresserait de vivre une telle expérience. Je n’ai pas l’impression qu’il y ait eu un grand déballage suite à ce mouvement : tout le monde a encore peur de perdre des opportunités de travail. Cette question se pose d’ailleurs dans notre milieu aussi bien pour les femmes que pour les hommes. Peu importe la manière d’en parler, vous serez toujours considéré comme un homme ou une femme pénible ou amer sur l’évolution de votre carrière. Ceci étant, les gens sont plus conscients du problème aujourd’hui : j’ai la sensation qu’il y avait plus de problèmes il y a quelques années. À titre personnel, j’ai la chance d’avoir travaillé dans de bonnes conditions sur la plupart de mes productions.
Vous dîtes « la plupart » : cela signifie-t-il que vous avez connu des situations inadéquates ?
Oui, sur certains projets, les gens ne se sentaient pas à l’aise : cela reste de mauvaises expériences. Beaucoup de choses sont sues dans le milieu, que personne n’ose dire.
Que faudrait-il pour cela ?
Il faudrait que les maisons d’opéra qui ont connaissance d’agissements inappropriés agissent en premier : tout le monde saurait alors qu’il est possible d’en parler.
Vous deviez chanter Rosina dans le Barbier de Séville au TCE la saison dernière, mais vous aviez dû annuler du fait d’un heureux événement. Qu’est-ce que la maternité a changé dans votre manière de voir votre carrière ?
Mon emploi du temps est beaucoup plus chargé à présent, mais j’utilise mon temps de manière bien plus productive. C’est fatigant, parfois même écrasant, comme pour tous les parents. Mais nous devons gérer en plus les nombreux voyages. Je vis à Brighton au Royaume-Uni : nous avons trouvé une nounou qui voyage avec nous. J’ai appris qu’une grande partie de ce qui me semblait essentiel pour bien chanter ne l’était en fait que dans ma tête : je me sens maintenant libérée, et davantage capable de prendre des risques.
Vous avez enregistré un CD en 2017 avec Baptiste Trotignon, Thousands of miles : comment cela s’est-il fait ?
Le producteur Didier Martin a travaillé avec Baptiste en tant que Directeur du label Naïve Classique. Nous discutions d’un enregistrement et Didier pensait à construire un programme autour de Kurt Weill. J’ai fait beaucoup de mélodies du début du XXème siècle, mais je n’avais jamais pensé faire un enregistrement autour de Kurt Weill. Alors que je réfléchissais à sa proposition, Didier m’a parlé de Baptiste. Je vivais à Londres et faisais des recherches : un jour, je suis montée dans un train et j'ai rencontré Baptiste dans un bar près de la Gare du Nord, à Paris. Nous avons alors travaillé ensemble, nous retrouvant régulièrement. Nous nous complémentions bien : il pensait en termes d’harmonie tandis que je me focalisais plus sur le texte. C’est un très bon collaborateur : nous avons travaillé avec beaucoup de respect pour ce que l’autre pouvait apporter. Il m’a apporté une certaine flexibilité que j’utilise dans mon travail à l’opéra.
Est-ce important pour vous d’enregistrer votre travail ?
Oui, j’aime le processus et l’intimité que l’on peut créer en étant devant le micro par rapport à ce que produit l’éloignement avec le public dans une salle de spectacle. Je n’aime pas les enregistrements qui sonnent très retravaillés. Dans cet enregistrement, j’ai pu chanter très proche du micro pour faire des choses qui semblaient risquées mais qui permettent à l’auditeur de se sentir très proche. Je prévois un autre enregistrement pour la fin de l’été avec l’ensemble Arcangelo et son Directeur Jonathan Cohen, autour de la musique baroque : Haydn, Haendel, Scarlatti.
Quelle est votre ambition pour les années qui viennent ?
Simplement de vivre pleinement tout ce qui m’arrive. C’est un peu cliché, mais je ne veux pas me retourner et avoir des regrets. Je vois des collègues qui ne font que travailler. Moi, j’ai peur de laisser filer les moments précieux si je ne prends pas le temps de les savourer. J’ai tellement conscience que la vie passe à toute allure que je veux garder en tête à chaque instant la chance que j’ai de vivre ce que je vis, et en garder de magnifiques souvenirs pour plus tard. C’est vraiment ce que je me demande quand j’accepte un projet : serai-je heureuse plus tard de m’y être plongée ?