La Juive à Anvers ou la troublante ambivalence des personnages
Créée à Gand, puis sur cette même scène de l’Opéra d’Anvers en 2015, cette production de La Juive signée Peter Konwitschny fit ensuite l’objet d’une présentation à l’Opéra National du Rhin en 2017 (notre compte-rendu).
Mettre en scène un ouvrage lyrique aussi complexe que La Juive d’Halévy, qui se rattache par sa démesure au Grand Opéra, avec ses personnages dont les destinées ne cessent de s’entremêler pour le meilleur et surtout pour le pire, demande d’en offrir une vision éminemment personnelle, sinon singulière. Cette dernière doit faciliter pour le spectateur du 21ème siècle la compréhension tant de l’action particulièrement complexe que du contexte religieux de l’époque. Tous les personnages de La Juive semblent posséder comme deux personnalités distinctes qui de fait s’opposent (ainsi notamment Rachel qui aime un chrétien, Léopold, qui ne peut se résoudre même par amour à se convertir à la religion juive alors qu’elle-même semble prête à franchir le pas vers la religion chrétienne : la mise en scène de Peter Konwitschny s’empare avec une certaine efficacité, mais selon des procédés un peu répétitifs et systématiques, de ces problématiques marquées.
Par ailleurs et pour singulariser son propos, il n’hésite pas à bousculer le caractère de certains protagonistes et à introduire des moments censés entraîner le rire. La Princesse Eudoxie devient ainsi une sorte de virago avinée lors de sa visite dans la boutique d’Eléazar, Léopold un lâche qui se réfugie sous les tables, le Cardinal Brogni un père caricatural qui pleure plutôt sur lui-même à la scène finale que sur sa fille perdue. Plus nobles certainement apparaissent les figures de Rachel et de son père Eléazar, plus dignes surtout. Ce parti pris se confronte à l’impact d'un ouvrage exclusivement dramatique. Pour autant, au milieu des tubulures qui servent de décors, la direction d’acteur s’avère précise, sensible lorsqu’il le faut. Au plan strictement théâtral, la présence des chœurs au sein de la salle de spectacle lors du magnifique ensemble de la fin du premier acte apparaît justifiée sinon qu’elle couvre au plan musical la prestation des chanteurs demeurés en scène.
À plusieurs reprises ainsi, les chanteurs s’expriment depuis la salle que ce soit lors du duo du deuxième acte Rachel/Léopold, ce dernier restant en scène -l’orchestre jouant alors les oppositions- ou surtout durant l’air redoutable d’Eléazar, "Rachel, quand du Seigneur" qui comporte la cabalette si souvent coupée à la scène. Le ténor Roy Cornelius Smith, déjà présent à Strasbourg, se tire avec les honneurs de ce rôle parmi les plus ardus du répertoire. Même si la voix manque de stabilité à certains moments, l’incarnation captive. L’aigu est suffisamment solide, franc, la projection certaine et le médium bien assis.
Dans le rôle de Rachel, et sans posséder exactement les moyens et l'ampleur illimitée du grand soprano dramatique type « Falcon » (catégorie vocale nommée en l'honneur de la chanteuse du XIXe siècle Cornélie Falcon) ici attendu, Corinne Winters, pour ses débuts dans le rôle, livre une puissante prestation basée sur un aigu à toute épreuve et un timbre un peu sombre, très personnel. Sa romance "Il va venir" est indéniablement l'un des heureux moments de la soirée.
Nicole Chevalier peine un peu en Princesse Eudoxie et son aria du troisième acte "Assez longtemps la crainte" malgré une réelle virtuosité, peine à marquer les notes, les lignes et les esprits. Riccardo Zanelatto (Le Cardinal de Brogni) apparaît plus comme une basse chantante que profonde, mais sa célèbre cavatine, "Si la rigueur et la vengeance" est interprétée avec goût et sensibilité.
Les deux voix de la soirée suscitant le plus d'attention émerveillée au sein de l'auditoire appartiennent à Leon Košavić (Ruggiero) et Enea Scala (Léopold). Le premier possède une voix de baryton étendue et saine, pleinement assise ainsi qu’une musicalité jamais prise en défaut dans ce rôle pourtant assez ingrat. Le second campe un Léopold vibrant et fort expressif. Son chant de ténor s’élève sans difficulté jusqu’en voix de tête, ductile ou plus large selon le moment. Outre ces qualités, ces deux interprètes s’expriment dans un français satisfaisant, ce qui n’est pas réellement le cas des autres chanteurs.
Les Chœurs de l’Opéra Ballet de Flandre admirablement préparés (par Jan Schweiger) font grande impression dans cette partition exigeante, ainsi d’ailleurs que l’Orchestre. Placé à leurs têtes, le chef italien Antonino Fogliani s’empare avec éclat de la musique d’Halévy avec une direction très structurée, attentive aux chanteurs et aux renversements de situation. Il met en valeur sans afféterie ou de façon démesurée, toutes les ressources d’une partition chatoyante et inspirée qui cumule l’ensemble des fortes particularités qui font du Grand Opéra à la française un archétype de choix unique en son genre.