Splendeurs et misères du macabre : Sarah Laulan en Midi musical au Capitole
Comme en témoigne son disque Les Blasphèmes, Sarah Laulan sait exhumer des raretés musicales pour faire un
bouquet de mélodies captivant. Le programme donné
au
Capitole réunit, sous le titre « Censure », des chansons
provocatrices à forte conscience sociale et politique, avec trois
berceuses funèbres et deux danses macabres, que la contralto et
Nino
Pavlenichvili,
au piano, livrent avec une grande intensité d’émotion.
Les Trois chansons de négresse de Milhaud dénoncent l’oppression des noirs en Amérique du Sud. Les Effarés de Gabriel Dupont dénoncent la misère en France. Plusieurs morceaux dénoncent l’oppression des juifs : comme la berceuse de Chostakovitch (poésie folk juive, No. 3) pour un enfant dont le père est emprisonné en Sibérie, Ein jüdisches Kind de Carlo et Erika Taube pour leur enfant à Theresienstadt où ils mourront tous, la Lullaby de Menotti, extrait de son opéra Le Consul, dénonce la fermeture des frontières à tous les réfugiés en danger de mort. Une chanson de cabaret An allem sind die Juden Schuld (Les Juifs sont coupables de tout) sur la Habañera de Carmen, offre une parodie amère de l’antisémitisme.
Musicalement, c’est le motif du glas qui domine, parfois tourné en dérision. Ravel fait chanter les vers de Verlaine dans Un grand sommeil noir sur une seule note lugubre, accompagnée d’un inlassable glas, faisant ainsi verser le simple désespoir du poète dans la surenchère comique. Le glas rythme également Les Effarés de Rimbaud : Gabriel Dupont illustre les émotions contradictoires des enfants affamés, mais extasiés devant le soupirail d’une boulangerie, le glas et la danse rythmique espagnole s'entourant et se combinant. De même, dans la berceuse de Chostakovitch, une marche funèbre au tambour voilé scande la lamentation vocale, ponctuée d’un contretemps, comme un ricanement amer.
Au cours du programme, Sarah Laulan et Nino Pavlenichvili enchaînent ces mélodies, chacune un mini-opéra révélant combien facilement la misère peut frôler le ridicule, mais aussi combien un peu d’auto-dérision ajoute du mordant à la tragédie. Sarah Laulan met au service du drame sa rare voix de contralto, étonnement profonde et puissante, riche et souple, posée sur un souffle très long, maîtrisé. Actrice et mime, elle sait conjurer tout un décor avec quelques gestes économiques : poings fixes sur les barreaux du soupirail pour Les Effarés, une révérence à panache pour la « danse macabre »). Dans son bis (la Valse de la cravache de Charles Lecocq), elle transforme ingénieusement sa main gauche en marionnette du mari, que la main droite pourra gifler.
Ensemble, Nino Pavlenichvili et Sarah Laulan construisent soigneusement l’arc dramatique aux sommets musicaux de chaque mélodie à partir de moments plus doux, et Laulan ne sacrifie jamais la vitalité du son pour le pianissimo. Sa voix et sa présence remplissent le théâtre (relativement bondé, d’ailleurs pour un jeudi après-midi). Pour les derniers chants, plus populaires, Sarah Laulan révèle un excellent « belt » Broadway, style Ethel Merman (technique de projection vocale puissante et différente de la voix lyrique, "ceinturage" intensément poitriné et appuyé notamment vers les aigus).
Nino Pavlenichvili, toujours sensible et expressive au piano, la soutient avec un toucher allant de la délicatesse, à la majesté orchestrale. Elle joue les danses latines ou fait gronder le piano comme une armée de chevaux, pour illustrer, par exemple l’approche des ménétriers dans la mélodie de Cécile Chaminade.
Après ce voyage entre rires et larmes, le public extasié acclame chaleureusement les deux artistes.