It's still alive ! Frankenstein renaît de la glace à La Monnaie
La mise en scène et la narration s'éloignent de l’image gothique acquise par le roman au fil du temps. Paradoxalement, Álex Ollé parvient ainsi à revenir à l'esprit originel de "science-fiction" qui animait l'œuvre, en transposant le récit dans un futur dystopique. Le résultat inspiré du travail de Thomas Jorion et sa série « Silencio » impressionnant de symétries plonge dans un effet cinématographique global, le spectateur pris dans une profondeur de glace, de puits et d'images vidéos est invité à percer le mythe de Prométhée, sa poésie mais aussi son ultime violence.
Les lumières crues signées Urs Schönebaum entourent un gigantesque tube, façon Metropolis paré de néons futuristes aux allures de station russe enneigée et glaciale. Sous l’apparente froideur, se tisse un propos sanglant : les scientifiques ont fait revenir Frankenstein d’entre les morts pour lui faire retrouver son identité et affronter ses terribles souvenirs (ses crimes et ses souffrances l'assaillent en envahissant le plateau par des vidéos), encore et toujours. Prométhée est aussi Sisyphe. Entre passé et présent, la neige tombe au ralenti et la musique de Mark Grey baigne l’opéra d’une électricité statique, mesure cardiaque de l’univers. La musique, fine, éthérée dans la douceur extrême de notes latentes, profondes et claires est marquée par des infrasons électroniques. L’Orchestre Symphonique de La Monnaie déploie une ronde pureté qui se marie aux voix. L'intrigue centralisée sur le personnage du monstre anonyme brouille l’identité des autres personnages, tant musicale que physique. Deux civilisations s'affrontent sur scène : les hommes du futur masqués en combinaisons d'aluminium, les hommes du passé habillés façon 1800 et complètement chauves (incarnation matérielle des souvenirs de la créature de Frankenstein). L’identité est perdue, et les voix très prosodiques gravitent sur l’unisson.
La créature, interprétée par Topi Lehtipuu et habillée d’une peau de cicatrices révèle son humanité grâce à une voix inspirée, fine, très douce : en opposition avec la violence du personnage. Entre profondeur et vulnérabilité, la voix du monstre se dessine ornementée, maîtrisée dans l'abandon. Les aigus du ténor australien témoignent d’une sensualité surprenante, presque soufflés et soupirants, les graves s’enfoncent, similaires à des râles de détresse. Le corps meurtri, la créature erre sur la scène comme il erre dans le temps. Créateur plus vil que sa créature, le docteur Frankenstein, figuré par le baryton lyrique Scott Hendricks marque l'assistance par une voix puissante mais jamais poussive, dans le respect de la douceur générale, mais qui cependant arrive à manifester son pouvoir sur la distribution. Ses graves sont profonds, le souffle long, et derrière une apparente simplicité, la voix se déploie avec une diction précise, cernée et noble.
Sa femme Elisabeth, incarnée par Eléonore Marguerre, se dessine d’une voix riche, ronde, perlée, non loin du chanté-parlé pour le premier acte, qui se déploie ensuite dans le tragique du deuxième acte. Dans l'exigeante lenteur de la partition, la mezzo-soprano trouve l’occasion de briller par une voix claire, cristalline et de plus en plus ornementée. Autre figure féminine de la pièce, la belle Justine, première victime des méfaits de la créature, interprétée par Hendrickje van Kerckhove sculpte une acuité vocale redoutable. La soprano dénote de la distribution par des aigus très sonores, mais teintés de fragilité et au service du rôle.
La basse Stephan Loges se partage entre les deux rôles de l’aveugle et du père (de l'enfant naguère tué par la créature de Frankenstein). Sa voix très modulée se dessine plus courte et fine dans les notes aiguës, plus tirée et expressive dans une large palette vocale de souffrance. Toutefois, la figure paternelle de l'opus est incarnée par Walton, le scientifique qui exhume la créature des glaces. Empreinte d'humanité pour le monstre, le baryton maîtrisé, déployé, doux et chaud d'Andrew Schroeder existe d’une profondeur protectrice, rassurante et constante dans le souffle long et l’intonation globale.
Le juge incarné par William Dazeley et sa voix de baryton, véhémente et puissante semble tirer légèrement sur les aigus, pourtant sa voix de tête, soufflée et constante correspond au rôle de défenseur, alerte et inquiet. À noter enfin la voix du chanteur Christopher Gillett, légèrement abîmée, séchée et tremblante, à la mesure du rôle d’Henry, vieux bourgeois ami du docteur Frankenstein, hautain et presqu'agressif.
Outre les chanteurs solistes, les Chœurs de La Monnaie sous la direction de Martino Faggiani offrent à la partition de Mark Grey une homogénéité constante, se faisant les témoins modernes de cette histoire monstrueuse. L’opéra se vitalise comme son sujet, mystique et réflexif : il met en scène et en musique la question de la création moderne.