George Gagnidze, dans Otello à Bastille avec Alagna & Kurzak : "Iago est diabolique mais désespérément malheureux"
George Gagnidze, vous êtes actuellement à l'affiche d'Otello de Verdi à l'Opéra Bastille avec Roberto Alagna et Aleksandra Kurzak (notre compte-rendu), pouvez-vous nous présenter la mise en scène ?
La production d'Andrei Serban est classique et intemporelle, avec une scénographie époustouflante et de très beaux costumes. Je ne la décrirais pas comme "traditionnelle" car il y a des éléments modernes, mais elle est fidèle à Verdi.
Comment votre personnage est-il traité dans cette production ?
Iago tire toutes les ficelles et la mise en scène le montre de plusieurs manières. Par exemple, c'est lui qui manipule le grand rideau sur scène : il le referme ainsi dès le premier acte à la fin du duo d'amour entre Otello et Desdemona, une image que je trouve très intéressante. Il y a plusieurs éléments dans cette mise en scène qui me plaisent beaucoup et notamment sur le plan psychologique, par exemple le fait que Iago joue et parle à un crâne pendant son "Credo" : il parle directement au symbole de la mort. De manière générale dans cette production, le désespoir de Iago vis-à-vis du monde et de la vie est très bien caractérisé. C'est un personnage diabolique, mais désespérément malheureux. Dernière idée intéressante : à la toute fin, Iago se jette à la mer comme pour se suicider.
N'est-ce pas difficile d'incarner des rôles aussi sombres fréquemment (parce qu'ils sont nombreux dans le catalogue des barytons) ?
Il est vrai que c'est très compliqué, surtout lorsque les gens me rencontrent dans la vie et me trouvent gentil. Mais ce sont les rôles les plus intéressants. Ils ont leur exigence vocale : il faut être d'une santé sans faille pour chanter Scarpia, mais c'est aussi vrai pour une soprano qui chante La Traviata. J'ai déjà interprété dix Rigoletto d'affilée sans aucun remplaçant, parfois avec à peine une journée de repos. Le secret de l'endurance repose sur des techniques très complexes d'entraînement mais l'essentiel se joue durant la performance : l'enjeu est de trouver un son qui émane de tout le corps, sans aucun combat physique.
Comment se déroule le travail avec Roberto Alagna et Aleksandra Kurzak ?
Très bien, chanter avec eux est toujours un immense plaisir. Ce ne sont pas seulement des artistes exceptionnels aux immenses qualités humaines, mais aussi de très bons amis depuis de nombreuses années. Travailler avec eux est fantastique : j'ai beaucoup chanté avec Roberto, dans plusieurs productions au Met et c'est avec lui que j'ai fait mes débuts à Paris, par Francesca da Rimini en 2010 sous la direction de Daniel Oren, mise en scène Giancarlo del Monaco. Avec Aleksandra Kurzak [à retrouver ici en interview, ndlr], j'ai fait mes débuts au Met il y a dix ans, elle interprétait Gilda. Pas plus tard que l’année dernière, nous avons chanté tous les trois ensemble au Met dans Pagliacci. Je suis très fier de partager la scène avec ces deux artistes. Je ressens personnellement leur bienveillance. Kurzak est une magnifique, excellente chanteuse. Roberto Alagna est l'un des plus grands ténors français et la France peut être fière d'avoir un tel interprète.
Cela change-t-il quelque chose pour vous de chanter avec un couple à la scène qui est aussi en couple à la ville ?
Naturellement, il y a une alchimie entre eux et tout est très authentique. Je suis d'autant plus désolé de jouer une fois encore un personnage aussi malfaisant et de les plonger à nouveau sur scène dans le drame terrible (rires).
Vous chantez pour toutes les dates de cette production, quelles seront les différences avec l’autre distribution, en compagnie d'Aleksandrs Antonenko et Hibla Gerzmava ?
Je n'ai jamais partagé la scène avec Hibla Gerzmava mais j'ai entendu de très belles choses à son propos. Avec Aleksandrs Antonenko, j'ai chanté Amonasro pour Aida en 2016, ici même à Paris. C'est un très bon chanteur et collègue. Ce sera la première fois que nous chanterons ensemble Otello.
Comment se passe le travail avec le chef d'orchestre Bertrand de Billy ?
Très bien, c'est un grand maestro et c'est toujours un plaisir que de travailler avec lui. Il est d'une grande aide et c'est un chef d'orchestre qui respire avec les chanteurs, ce qui est très important. Il a une grande compréhension de la musique de Verdi et des chanteurs, il nous accompagne vraiment. Nous n’avions travaillé ensemble qu’en novembre et décembre au Met pour Il Tabarro et je suis très heureux de chanter mon premier Iago à Paris avec lui.
Vous étiez déjà dans cette salle de la Bastille et avec Aleksandra Kurzak pour La Traviata au début de cette saison (notre compte-rendu), quel est votre vision du personnage de Giorgio Germont ?
Germont est un personnage traditionnel, conservateur même qui cherche à marier sa fille et qui acquiert une compassion chrétienne à la fin de l'opus. C'est toutefois plus que la rédemption religieuse : il a eu le temps de connaître Violetta. Malgré toute sa compassion, il ne peut cependant pas aller contre la tradition.
L'acoustique de la Bastille est-elle vocalement exigeante ? Davantage qu'au Met ?
C'est pareil au niveau technique. J'ai fait une observation : sur une grande scène, il y a comme un contre-effet lorsque je pousse ma voix, alors qu'en partant du piano il est plus aisé de percer la fosse, de faire passer la voix. Aux Arènes de Vérone, c'est très difficile (donc des amplifications sont mises en place), ce n'est plus trop un théâtre à l'antique comme ceux de Grèce, où La Callas adorait chanter et où j'ai effectivement trouvé l’acoustique incroyable (face à un public de 5.000 personnes). Les pierres sont taillées d'une manière précise, le mur du fond est un immense réflecteur vocal. C'est aussi là qu'est né le théâtre. Aux Chorégies d'Orange, j'ai cherché et trouvé un placement pour que le piano puisse passer.
Prenez-vous le temps d'aller à l'opéra en spectateur ?
Oui, j'y ai plaisir et c'est important. Lorsque j'étais ici à Paris au début de cette saison, je suis allé voir Tristan et Les Huguenots.
Quel a été votre parcours de formation, de Géorgie vers l'Italie ?
Il y a d'excellents pédagogues à Tbilissi, j'y ai rejoint la troupe à 23 ans et y suis resté sept ans. Nous étions solistes mais pour intervenir en comprimarii, dans les ensembles. La troupe peut être exigeante et intense, mais quand on aime ce qu'on fait, toute fatigue est de la bonne fatigue : moi, j'adore travailler ! Puis le passage en Italie a été essentiel pour améliorer mes compétences et performances. Avant je chantais avec des notes en-dehors, mais un professeur m'a fait travailler en détail les résonateurs. Ce sont des dimensions très techniques, qui viennent confirmer des explorations vocales qu'il faut mener soi-même, mais dans le cadre d'un travail classique, de vocalises à cinq notes, par les arie antiche [célèbre recueil d'airs classiques à visée pédagogique ou d'échauffement, ndlr] en contrôlant strictement chaque tonalité et concentrant la voix dans le centre, toujours partir du médium, d'abord fixer le centre avant de construire le reste.
Sur quels barytons avez-vous pris exemple ?
Piero Cappuccilli que j'ai très sérieusement écouté, étudié, apprécié, ou encore Ettore Bastianini, Tito Gobbi : de grands italiens avec lesquels mon peuple a de nombreux points communs. La Géorgie est un petit pays mais qui regorge de talents, il cache beaucoup de trésors notamment vocaux car les chants polyphoniques traditionnels géorgiens demandent de belles voix, c'est la raison pour laquelle de nombreux artistes sont adaptés à l'opéra italien, et notamment, bien sûr, Anita Rachvelishvili : une Voix Extraordinaire [en français] ! Beaucoup ont une voix, Anita a aussi une approche d'un grand professionnalisme.
Plus jeune vous étiez davantage baryton-basse que baryton, votre voix continue-t-elle à évoluer, notamment dans l'aigu ?
Non, elle ne change plus. Je refuse aussi de chanter certains rôles trop aigus, comme le Figaro de Rossini qui est inadapté à ma tessiture. Je suis encore à l'aise en montant sur le si bémol et lorsque je travaille les notes séparément mais c'est une question de registre.
Quel a été le principal événement pour lancer votre carrière internationale ?
C'était en 2005, lorsque j'ai remporté le premier prix du Concours Verdi à Busseto. Le président en était José Carreras et j'ai été ainsi invité pour une grande tournée à travers le monde avec l'Orchestre Toscanini dirigé par Lorin Maazel en 2006. Dans la foulée, j'ai fait mes débuts à La Scala en 2007 (dans le rôle de Germont). Il y a eu ensuite Rigoletto au Festival Verdi : j'ai commencé au Met par ce rôle. C'était une grande expérience et une belle manière de faire mes preuves vocales. J'ai chanté 98 fois depuis dans cette grande salle new yorkaise.
Comment considérez vous ce personnage de Rigoletto, d'une grande richesse et importance dans le répertoire et votre carrière ?
Rigoletto est un personnage complexe, vocalement et psychologiquement. Vocalement il est écrit très haut et n'est pas immédiatement pratique : il faut une technique spécifique. Le personnage ensuite a une infirmité physique à laquelle s'ajoute la douleur suite au viol de sa fille unique. Il a aussi une part de culpabilité à avoir enchaîné sa fille. Une sorte de rage doit surgir et pourtant il faut aussi la canaliser, garder son sang-froid pour ne surtout pas serrer la voix. L'aide du chef d'orchestre est capitale pour les passages techniques si compliqués, dès le premier acte : il doit équilibrer et bien écouter pour laisser la place vocale. Composer un très bon Rigoletto est à la portée de peu de barytons et je suis d'autant plus fier que ma carrière ait décollé au Met avec ce rôle.
Les mises en scène au Met ont la réputation d'être plus classiques, le ressentez-vous aussi là-bas ?
Pas dans mon expérience, plus trop (ou moins) de nos jours : les choses ont notamment changé avec le Rigoletto mis en scène par Michael Mayer.
Préférez-vous des productions modernes ou classiques ?
Je ne pense pas aimer seulement les productions classiques : j'ai aussi participé au Nabucco de l'excellent Arnaud Bernard dans les Arènes de Vérone qui est différente et très intéressante avec une idée pertinente, patriotique en lien avec la puissante beauté de cet opus et de Verdi.
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Le Metropolitan Opera vous a également permis de travailler avec des metteurs en scène réputés, cela vous a-t-il apporté beaucoup ?
Je suis très heureux et fier d'avoir travaillé (pour Tosca au Met) avec Luc Bondy, un grand metteur en scène de théâtre. Grâce à lui j'ai trouvé beaucoup de qualités d'acteur dans l'opéra. Il s'agit déjà de maîtriser absolument l'histoire et la partition, afin de se l'approprier, d'en faire quelque chose de réaliste pour soi, pour le transmettre au public. Le travail de cohésion sur le plateau permet non seulement de développer son personnage mais d'aider les collègues. Dès la fin de mes études, j'ai pu arrêter de penser à la dimension vocale pour me concentrer sur le jeu d'acteur. Beaucoup (trop) d'acteurs n'apprécient pas de passer trop de temps sur leurs personnages, mais j'aime m'y consacrer plusieurs semaines à l'avance.
La qualité de la mise en scène est-elle aussi capitale que la direction et la distribution musicale ?
La mise en scène est extrêmement importante pour que l'alchimie générale fonctionne. En récital on peut se concentrer sur la seule musique mais à l'opéra, il nous faut, absolument, de bonnes productions, des metteurs en scène et des chefs d'orchestre qui sachent diriger en créant une situation de travail amicale, chaleureuse. Cette situation n'est pas fréquente mais elle existe.
Quel bilan tirez-vous de votre carrière en ce moment ?
La dernière saison a été excellente pour moi : notamment avec la meilleure des productions d'Aida, celle de Zeffirelli et dirigée par Daniel Oren à La Scala de Milan. Je suis un chanteur verdien. Je m'y sens à l'aise, c'est ma voix. Il y a aussi eu Pagliacci par David McVicar au Met et La Gioconda à Berlin dirigée par Pinchas Steinberg avec là encore une excellente distribution (la soprano Hui He et le ténor Alfred Kim).
Avez-vous aussi plaisir à chanter d'autres répertoires : du Puccini mais aussi du russe ?
Oui, j'ai beaucoup apprécié chanter La Khovanchtchina de Moussorgski au Royal Albert Hall de Londres pour les BBC Proms 2017. Je suis prêt pour Eugène Onéguine et j'aimerais aborder Mazeppa de Tchaïkovski. On me considère systématiquement comme "baryton dramatique", mais je peux aussi faire certains rôles de baryton lyrique et je continuerai à chanter, "tant que Dieu me prête voix".
Quelles pourraient être vos prochaines prises de rôle ?
Jack Rance dans La Fanciulla del West (Puccini) serait une belle piste, peut-être encore des Verdi (je n'ai jamais chanté Le Trouvère mis en scène, mais seulement quelques airs en récital ce qui est une bonne manière classique pour travailler un rôle). Un grand rôle verdien à Paris est toujours et constamment un objectif très important. Dans le répertoire français, on m'a proposé Les Contes d'Hoffmann au Japon mais j'étais engagé en Espagne [il chante : "Scintille diamant"]. Je travaille beaucoup avec les coaches : j'ai un coach personnel italien pour chaque production et je dois maintenant trouver un coach français très sérieux, car l'un de mes objectifs est de chanter Les Pêcheurs de perles de Bizet et son sublime duo. J'aime aussi énormément Wagner : pourquoi pas un jour avec Anita qui a un potentiel vocal très wagnérien.