Dévoilé et voilé, Maure et vif : l'Otello d'Alagna à Bastille
Le public est pourtant cueilli à froid, comme le ténor après l'entracte : aucune annonce n'ayant été faite avant le concert et surtout, le chant du ténor ayant dévoilé sa vitalité dans les deux premiers actes. Roberto Alagna surgit même d'abord victorieux en Otello surélevé au-dessus du peuple et inondé de lumière dans ses deux premières interventions à l'aigu lyrique appuyé sur des résonances graves. Il parvient à dominer les déchaînements orchestraux, d'un aigu bref et un peu tiré, mais sans faillir. Côté prononciation, il rappelle que l'italien et Verdi sont aussi ses langues maternelles. En outre, le souffle riche et long prolonge généreusement chaque cadence.
Cependant, la voix et la stratégie font volte-face après l'entracte, l'appareil pris s'enraye (les attaques grasseyées inquiètent audiblement la salle), le vibrato se distend, l'aigu n'est rejoint que par la crête de sons glissés, le mezza voce absent devient systématique, l'aigu érayé, mais le ténor met ces effets au service d'un personnage rompu, brisé et enrageant de jalousie, qui meurt avec sa voix.
L'intensité du premier acte s'appuie notamment sur la passion entre la soprano et le ténor, unis à la scène comme à la ville. Leurs premiers baisers sont d'autant plus passionnés qu'ils sont véritables mais aussi qu'ils annoncent la tragique fin du drame, le baiser d'Otello pour Desdémone qu'il aura étranglée.
Aleksandra Kurzak (interviewée à l'aube de ce rôle) sait mettre ses moyens et un amour sincère au service de la douceur, elle offre son éloquence à la pure Desdémone, chantonnant le saule d'un audible bout des lèvres avant de monter, toujours suave, en élans souplement lyriques. La voix fruitée est amplement assise dans le médium et, en arrondissant la prononciation, elle sait convoquer la voix de poitrine pour les graves riches en souffle. Son Ave Maria très récité monte ensuite avec "Jesu" vers les cieux des aigus. Le crescendo de volume et d'émotion répond ainsi au reste de sa prestation qui travaille le maintien dans le decrescendo vers un bouleversant filin de voix pur et placé.
Le voile a beau être sur la voix d'Alagna le Général de la flotte vénitienne, c'est Iago le maître des voiles dans cette mise en scène : il est le seul à tirer les rideaux voilés comme il tire les fils du complot. Il voile et dévoile les scènes qu'il veut faire voir à Otello pour susciter sa jalousie criminelle.
George Gagnidze dresse un Iago au physique et au caractère très campé, imposant. S'il reste éloigné dans l'attitude du tempérament sournois de cet anti-héros absolu, toujours le poignard à la ceinture, la voix sait s'affiner dans le sotto voce, mais en conservant son intensité : à la mesure de la Bastille et constamment soutenue, appuyée sur la grande rondeur d'un grave très charbonné, s'étirant vers l'aigu lyrique. Gagnidze ménage aussi ses moyens et ses effets pour le sommet de sa partition : le terrible Credo impie, au souffle long et intense, passant les cuivres. La mise en scène présente même cet air en version de récital : le rideau noir se baisse derrière Iago et une main tendue depuis les coulisses lui offre un crâne auquel il s'adresse en renforçant l'effet Shakespearien.
En Cassio, Frédéric Antoun présente d'abord sa belle assise grave de ténor sous un aigu voilé (mais qui reste maîtrisé dans les chansons avinées). Le grave s'estompe pourtant ensuite (semblant s'éloigner) alors que la voix gagne en aigus (jusqu'à une clarté soulevée au sommet lumineux des ensembles). Son personnage ennemi mais camarade de tessiture Roderigo est l'énergique, tonique et très projeté Alessandro Liberatore.
Paul Gay et Thomas Dear interprètent avec justesse leurs personnages respectifs aux tessitures graves d'ambassadeur Lodovico et d'ancien gouverneur Montano : le second, habitué aux rôles de soutien à Bastille, conserve le moelleux de sa voix comme de son attitude. Le premier, droit dans ses hautes bottes, garde sa mesure et sa noblesse dans des couleurs impassibles (même, toutefois, face aux outrages d'Otello envers Desdémone). Il pose toutefois un grave ambré dans le grand ensemble du III. Sans avoir un volume héroïque, le héraut a la parole ample et noble de Florent Mbia.
Marie Gautrot présente un caractère furieux, rageur pour Emilia forcée par son mari Iago à trahir sa maîtresse Desdémone. Un caractère qui ne se retrouve d'abord pas dans sa voix (elle privilégie la couleur et ne supporte pas les ensembles), mais les accents tragiques de son grave progressent avec le drame.
L'Orchestre de l’Opéra national de Paris ne déploie aucune des tempêtes orchestrales et tragiques qui doivent foudroyer l'assistance (les cuivres notamment ne marquent pas les contre-temps). Davantage timonier de temps calme, le chef Bertrand de Billy privilégie des indications claires et souples ainsi que les moments de douceur rêveuse et amoureuse. Il travaille notamment la charpente boisée des bassons et des contrebasses, contrepointant les cieux flûtés.
Le Chœur de l’Opéra national de Paris lui apporte tout d'abord un fier renfort, par une première intervention riche et sonore (malgré une gestique de nage synchronisée). Hélas, lorsqu'ils interviennent en deux groupes distincts (hommes et femmes), ils sont décalés entre eux et avec la fosse, bien que le chef laisse voguer son orchestre pour les diriger exclusivement, d'une battue ample et limpide. À l'inverse, le Chœur d’enfants de l’Opéra national de Paris et la Maîtrise des Hauts-de-Seine délicatement accompagnés par une sérénade de guitares, sont très justes et en place.
La mise en scène d'Andrei Șerban (datant de 2004) représente l'action et les lieux par un ensemble d'éléments extrêmement classiques et symboliques, certains sont même d'un littéralisme absolu (Otello brandissant la clé de la ville avant d'entrer victorieux dans la cité, une armure couverte d'un voile de mariée, un palmier). Même les éléments relativement plus récents (appareil photographique, cordon de velours pour retenir le peuple, vidéos de tempêtes ou de feux d'artifice et fils barbelés) se fondent dans l'épure de bâtiments à l'inspiration arabo-andalouse. Les armes sont littérales (les fusils comme les blasons militaires). Les costumes renforcent la couleur locale : robes de paysannes, manteaux de peau montagnards, uniformes militaires ou religieux, tenues de carnaval et couleurs chypriotes.
Symboliquement aussi, Otello et Desdémone changent leur garde-robe, passant du blanc pur des amoureux (Acte I) au noir endeuillé qu'il conserve, au rouge sang avant de revenir au blanc virginal pour elle. Alagna en tenue de ninja se fait même des peintures de guerre et oiseau de mauvais augure qui jette des plumes noires sur le plateau blanc avant de commettre son crime.
Iago jette, tel un dernier voile (im-pudique) sur le couple trépassé le mouchoir criminel (par lequel il avait convaincu Otello de la fausse tromperie de Desdémone). Il descend en fond de scène, vers la mer.
Les quelques huées aux saluts sont immédiatement noyées d'une tempête de bravi.