De Cælis, Expériences mystiques à l’Oratoire du Louvre
L'ensemble jette un pont entre les répertoires du XIIe et du XXIe siècles, tisse des liens entre Orient et Occident, allie mélodie écrite et libre improvisation, mêle chant religieux et danse contemporaine. Surprenantes rencontres, élan gothique vers le ciel : entre mystiques catholique et soufi, entre expérience intérieure et ravissement ascensionnel. Dans une scénographie soignée, les spectateurs, placés en arc de cercle, sont plongés dans une quasi obscurité avec pour éclairage la seule lueur des bougies. Lorsque s’ouvre le concert, le chœur des femmes est dissimulé, et fait entendre des voix venues d’ailleurs, mystérieuses. Il se déplacera ensuite dans les allées, créant des effets sonores de proche et de lointain, avant de former une ronde, comme celle des sœurs dans un couvent. Tournant le dos au public, replié sur la liturgie, il entonne des airs enveloppants sur un rythme lent et monotone.
Les antiennes s’enchaînent sobrement sous la direction de Laurence Brisset. Homogènes dans les unissons, précises dans les attaques, délicates dans les pianissimi, les voix sont claires et dépouillées.
Les chants orientaux (persan, maronite, soufi), portés par les deux solistes vêtues d’un rouge qui contraste avec le noir du chœur, constituent des moments d’apothéose : la cantatrice iranienne Sara Hamidi possède un timbre typique appuyé sur sa grande technique respiratoire et ses accents tragiques. Les trémolos intérieurs sont comme autant de flèches incandescentes qui percent le cœur. L’artiste franco-tunisienne Alia Sellami, quant à elle, envoûte avec sa voix grave, presque rocailleuse et mélancolique. Elle offre ensuite un duo avec la mezzo-soprano Eugénie de May, au souffle long, au lyrisme profond : dans le chant spirituel soufi, autant que chez Hildegarde de Bingen, la voix met l’homme en vibration avec le divin et l’univers. L’émotion orientale se marie ici avec la pureté des polyphonies médiévales.
Sur l’extatique final du compositeur libanais Zad Moultaka (Ubi es), le chœur exprime la sortie de la nuit allégorique vers la promesse de l’aube et la béatitude retrouvée. Mais le voyage est douloureux. L’harmonie céleste laisse la place au bouillonnement intérieur et à l’agitation d’une âme que le divin possède : murmures étranges, halètements, gémissements, les voix fluctuent et discordent de manière inquiétante, tandis que Sabine Novel, en transe, accomplit quelques pas de danse saccadés, sorte de surgissement du profane dans le sacré.
Les consonances aériennes se mêlent aux dissonances apocalyptiques, amplifiées par un usage très discret de l’électroacoustique (monodie préenregistrée et modulée à l’aide d’une pédale par la directrice du chœur) et de la grosse caisse : lumière et ténèbres se côtoient dans la poésie d’Hildegarde, grâce divine et noirceur d’un monde où les nuages « pleurent sur le sang ».
De telles voix féminines transportent vers la clarté autant qu’elles pénètrent les infimes replis du cœur : l’ensemble De Cælis entend leur rendre hommage en dédiant leurs chants aux femmes souvent réduites au silence dans le monde (à l’instar de Sara Hamidi, qui ne peut librement se produire en soliste dans son pays). Ces méditations mystiques semblent bouleverser l’auditoire, dont les applaudissements font presque trembler les voûtes.