Faust à Marseille : Nicole Car et Satan conduisent le bal
Et si Faust, au lieu de redevenir jeune, ne faisait que revivre et regretter son passé à l’heure de mourir ? C’est le parti pris principal de la mise en scène de Nadine Duffaut, cantonnée à la chambre délabrée du célèbre docteur, telle une âme que les personnages viennent tantôt visiter, tantôt envahir comme lors des scènes démoniaques de l’acte IV. Une imagerie sulpicienne austère domine : un portrait du Christ et surtout un gigantesque lit en forme de prie-Dieu qui semble incarner la droiture catholique que viennent désacraliser d’abord les ébats de Faust et Marguerite, puis les succubes de l’acte V lors de la scène de la nuit de Walpurgis.
Au-delà du prédicat initial, la mise en scène regorge de trouvailles astucieuses fidèles à l’esprit du livret (et plus encore de la partition) et qui donnent une profondeur métaphorique au propos sans tomber dans le piège de la retranscription exacte : le chœur triomphant des soldats est interprété par des militaires éclopés, les bras de Méphisto enlacent pendant l’air des Bijoux une Marguerite qui accouchera au milieu des cadavres à la fin de l’acte suivant. Les touches de modernité anachroniques (les costumes de Gérard Audier notamment) sont parsemées avec intelligence et les jeux d’ombres des lumières de Philippe Grosperrin guident la lecture des scènes, suggérant tantôt menaces ou espoirs déçus.
Le Chœur de l’Opéra de Marseille, très sollicité dans cette œuvre, brille par sa polyvalence : guilleret et bien qu’un peu en retrait sur la valse « Ainsi que la brise légère », martial pour entonner « Gloire immortelle de nos aïeux », implacable en chœur de démons dans l’acte IV, diabolique et entêtant lors de la Nuit de Walpurgis. La direction bienveillante et subtile de Lawrence Foster se devine dès la très belle ouverture : les timbres de l’Orchestre de l’Opéra de Marseille sont travaillés et les contrastes délicats malgré la noirceur de la partition. Très audible, la harpe d’Isabelle Abscheidt, détachée du reste de l’orchestre en avant-loge, représente déjà l’innocence virginale de Marguerite.
Une fois encore cette saison, l’Opéra de Marseille rassemble un très beau casting vocal. Le baryton Philippe Ermelier campe Wagner avec aplomb et profondeur : son timbre chaleureux et sa bonhomie théâtrale font regretter la brièveté de son rôle. Son pendant comique féminin, la Marthe de Jeanne-Marie Lévy, fait montre d’une tessiture et d’un timbre plus adaptés au monde de l’opérette et qui détonnent un peu avec la profondeur de voix de Méphistophélès, mais avec un effet comique certain. Le rôle habituellement travesti de Siebel est tenu par le ténor Kévin Amiel : une transposition tout à fait naturelle qui fonctionne mais implique des difficultés dans certains graves et des aigus un peu tirés, que font toutefois oublier la sincérité et le timbre solaire de l’artiste.
Étienne Dupuis en Valentin, confirme les promesses entrevues dans le rôle de Germont pour La Traviata dans cette même salle -avec la même héroïne- en décembre dernier (et qui seront également à l'affiche de Don Giovanni à Garnier en juin-juillet) : son timbre clair et sa projection déterminée font mouche pour figurer l’âme du soldat valeureux dans l’acte I. En contraste, dans l’acte IV, son bref retour au bercail permet de découvrir la rage dans la voix puissante et exaltée du baryton québécois. Il évite l’écueil dramatique d’en faire trop tandis qu’il agonise en maudissant sa sœur après avoir été frappé, petite variation du livret, par sa propre lame guidée par Méphistophélès.
Jean-Pierre Furlan interprète le rôle de Faust jusqu’à l’air « À moi les plaisirs » en déployant un fort vibrato et une grande énergie dramatique au moment d’invoquer Satan. Il erre le reste de l’opéra l’âme en peine, spectateur muet et impuissant des malheurs de Marguerite. Gage de la pertinence de la mise en scène et de ses talents d’acteur, sa présence n’apparaît jamais superflue : qu’il soit hébété face à Méphistophélès, admirateur passif pendant l’air du Roi de Thulé ou en proie au désespoir à la mort de son enfant. L’un des ressorts dramatiques essentiels de la mise en scène est son incapacité tragique à prévenir de ses erreurs son alter-ego jeune, incarné par Jean-François Borras.
Très attendu, ce dernier se montre légèrement en retrait en début d’opéra, en particulier sur « Salut demeure chaste et pure » où quelques inexactitudes sont à déplorer, mais son duo final avec Marguerite est très réussi, empli d’émotion. Son timbre très clair et sa projection un peu limitée ont le malheur de cohabiter avec Nicolas Courjal (Méphistophélès), véritable vedette tant du livret que du spectacle. Sa présence scénique est remarquable : lubrique, malicieux, gratuitement sadique, jouant de sa supériorité, il incarne un diable très actuel. De son apparition au rideau final, la puissance et la noblesse du timbre de la basse française impressionnent. Nicolas Courjal sait de plus adapter son instrument aux facettes de son personnage : lumineux et agile sur le rondeau du veau d’or, froid, doucereux et menaçant sur « Vous qui faites la belle endormie » qu’il entonne avec cynisme à côté du cadavre d’un soldat.
Enfin, au milieu de tant d’obscurité, émerge la luminosité de la Marguerite de Nicole Car. Comme à son habitude, la soprano lyrique australienne brille pour transmettre les émotions pathétiques tant par son chant que par sa présence : émouvante à coup sûr par la tragique simplicité de son « Il ne revient pas » qu’elle chante suspendue à une balançoire, ou par son adieu final à Faust. Avant cela, les deux célèbres airs du Roi de Thulé et des bijoux étaient venus rappeler sa maîtrise de la langue française et des nuances, la pureté généreuse de son timbre et son aisance dramatique.
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