La Divisione del Mondo redécouverte et modernisée à l’Opéra National du Rhin
Jupiter a vaincu les Titans. Il va maintenant "diviser le monde", conservant le ciel, attribuant la mer à son frère Neptune, le monde souterrain à son autre frère Pluton. Mais le livret de Giulio Cesare Corradi, s’il caractérise quelques dieux selon l’acception commune, de Junon jalouse à Vénus séductrice, reprend les personnages de l’Olympe pour construire un imbroglio amoureux, plus qu’un partage du monde (qui ne constitue qu’une petite partie du deuxième acte). Le livret s’éloigne aussi de la mythologie en incluant le titan Saturne, alors que Jupiter l’a vaincu et banni. L’argument principal de l’œuvre consiste donc davantage à suivre les attirances et rejets des uns et des autres, sorte de soap opera des dieux de l’Olympe qui n’ont qu’une obsession, désirer et se faire désirer, obsession construite autour de scènes très courtes. La Division du Monde est une division des sentiments et des passions gravitant autour de Vénus, personnage central et source de conflits.
Jetske Mijnssen transpose les tourments de l’Olympe dans la société actuelle, preuve de l’intemporalité de la thématique du désir. Ici, dieux et déesses sont une grande famille recomposée où deux des enfants illégitimes de Jupiter, Mercure et Apollon, vivent avec leur père. Précédant le lever de rideau, un portrait de Leda et du cygne (Jupiter s’étant transformé en cygne pour la séduire) annonce la quête de sensualité à venir. Ce même portrait inversé tapisse toute la hauteur du fond de scène. Quatre portes le transpercent, permettant le va-et-vient des personnages et augurant les crises à venir, entre claquements de portes et observation à la dérobée de ce qui devrait rester caché.
Au rez-de-chaussée, le cocon cossu d’une demeure bourgeoise est la preuve de la réussite "sociale" de Jupiter. Jetske Mijnssen l’imagine en homme d’affaires, faisant vivre toute sa famille oisive et obsédée par l’amour. Le banquet de l’ouverture prépare le huis clos des déchirements, le banquet final, celui de la réconciliation, autour d’une table moderne et d’un salon dont le canapé est l’alcôve d’étreintes passionnées ou un socle comique. L’ensemble du décor est entouré par un immense escalier de traverse, facilitant la direction d’acteurs qui peuvent à leur aise apparaître ou disparaître. Il permet surtout à Junon de laisser libre cours à sa rage en jetant du haut du palier verre à vin, matelas, vêtements déchirés de son mari volage, plumes d’oreiller et raquettes de tennis, dans un effet comique qui reprend les codes du théâtre de boulevard.
Chaque dieu ou déesse en désire donc un autre. Neptune et Pluton désirent Vénus, qui lassée de Mars, convoite Apollon que toute étreinte répugne, lui-même conseillant à Diane d’accepter son mariage avec Neptune, alors qu’elle aime Pluton. Il est cependant facile pour le spectateur de suivre leurs aventures car la mise en scène propose une caractérisation précise. Neptune et Pluton sont deux vieux garçons à la mode des années 1970, barbe épaisse et pull criard en mohair, insupportables de caprices et de puérilité qui participe de leur effet comique. Après la division du monde, la symbolique de Neptune est ainsi faite par un bocal à poisson rouge que le dieu déménage avec précaution puisqu’il change de chambre. Vénus est une élégante femme en chemisier et pantalon, Mars un homme moderne à la mèche rebelle, Mercure un punk chaussé de Dr Martens. Junon espère raviver la flamme de Jupiter en faisant une razzia dans les boutiques de lingerie de luxe et, dépressive, noie son chagrin dans des verres de vin blanc. Jupiter porte une veste d’un bleu forcément roi. Ses parents, Saturne et Rhea (rôle muet), font peine à voir : un vieillard fragile et une mamie gâteuse au costume flashy, poussée dans un fauteuil roulant par une infirmière muette et vulgaire qui n’est autre que Thétis (qui finira par épouser Neptune). Diane est une midinette des années 1960, folle de Pluton et certainement fan de Françoise Hardy, espérant une fin heureuse à son tourment. Seul Apollon est austère, en clergyman revêche. Mis à part Mercure qui n’attire personne et commente, deux enfants, Amour et Discorde, sont les témoins des adultes. En uniforme scolaire anglais, l’un en pantalon, l’autre en jupe, leurs sacs d’école sont ornés de petites ailes de messager. Ils prennent soin de photographier tout ce qui ne devrait pas être vu, mais gardent leur caractérisation enfantine, jouant avec des plumes d’Indien sur la tête.
Figure centrale, Vénus est incarnée par la soprano Sophie Junker, qui réussit ses débuts dans la maison strasbourgeoise par un jeu aussi précis physiquement que vocalement. La déesse sensuelle sait adapter son timbre, flûté dans sa déclaration à Mars, ardent sur l’air « Voglio aver più d’un amante » (Je veux avoir plus d’un amant). Mais Vénus peut verser dans la douceur du remords face à Mars trahi et dans la contrition finale de surface d’une déesse déconfite. Au troisième acte, devant le rideau fermé, rejetée de l’Olympe, Sophie Junker donne à entendre des aigus éclatants et perçants de douleur. Figure de douleur s’il en est, la mezzo-soprano Julie Boulianne est Junon, impétueuse et touchante. Perçante dans les aigus de sa hargne envers Jupiter, ses doutes quant à son pouvoir de séduction lui offrent un vibrato exprimant pleinement son angoisse, sa réconciliation avec son mari volage calme des médiums apaisants et une pose régalienne finale, matriarche sûre d’elle (même si les derniers regards de Jupiter, Neptune et Pluton finissent par lorgner du côté de Vénus). La soprano Soraya Mafi est une Diane au timbre juvénile qui peut faire perler de beaux aigus sur ses lamentations. Jouant aussi la carte du timbre clair, l’Amour de la soprano Ada Élodie Tuca contraste avec la Discorde du contralto Alberto Miguélez Rouco, plus ancré et assuré, descendant facilement vers les graves.
Trois contre-ténors se partagent les rôles d’Apollon, Mars et Mercure, adaptant chacun leur tessiture aux personnages. Ainsi les aigus de Jake Arditti se colorent-ils d’une certaine aigreur volontaire pour incarner le moralisateur Apollon. Mars, sous les traits de Christopher Lowrey, ponctue de beaux trilles son amertume renforcée par un jeu d’acteur convaincant. Rupert Enticknap (Mercure) assure des montées et une diction efficaces, une insistance précise sur certaines syllabes lorsqu’il commente le comportement d’Apollon rétif à toute étreinte.
Au ténor Carlo Allemano revient le rôle de Jupiter, charismatique par la portée, la tenue des aigus longue et sans faiblesse. L’autre ténor, Stuart Jackson, pousse à merveille le portrait de Neptune, ses aigus s’adaptant à la puérilité du personnage. Son inséparable mais néanmoins rival frère Pluton, le baryton André Morsch, fait retentir de beaux graves et des trilles efficaces lorsqu’il ouvre enfin les yeux sur Diane et l’accepte. Enfin Saturne, porté par le baryton-basse Arnaud Richard, est certainement celui dont la caractérisation physique est le plus en opposition avec le chant, tant le vieillard affaibli porte par de puissants graves la voix de la sagesse.
Christophe Rousset dirige clavecins, lirone (proche de la viole de gambe) et autres flûtes à bec des Talens Lyriques par une battue aérienne. La fluidité générale de l’ouverture construit des couleurs intenses mais quelque peu réduites ensuite, par un ancrage plus précis sur tel ou tel instrument. Le clavecin illustre et accompagne ainsi les récitatifs avec légèreté, le lirone soutient efficacement le timbre de Pluton, la flûte virevoltante inscrit le livret dans sa légèreté thématique.
La galerie de personnages hauts en couleur de la mise en scène et la redécouverte de la partition de Giovanni Legrenzi assurent une longue ovation à l’ensemble du plateau vocal ainsi qu’à Jetske Mijnssen, au chef et à l’ensemble.