Triomphal premier récital soliste de la carrière de Yusif Eyvazov à la Salle Gaveau
Moins médiatique que son épouse Anna Netrebko, en dépit de performances de premier plan (parmi lesquelles Andrea Chénier pour l'ouverture de la saison 2017/2018 de La Scala de Milan), il appartenait au ténor Yusif Eyvazov de franchir seul le Rubicon du récital avec piano. C'est désormais chose faite, en primeur pour le public de la Salle Gaveau, en un diptyque aussi contrasté que remarqué.
En première partie, un programme slave relativement homogène : Tchaïkovski s'y taille la part du lion, avec trois romances et deux airs d'opéras (dont celui de Lenski, très célèbre). Trois romances de Rachmaninov et deux du compatriote azerbaïdjanais Gara Garayev (1918-1982) complètent ce vantail. Après l'entracte, c'est l'âme latine, plus particulièrement italienne, qui est convoquée : Tosti est honoré à quatre reprises, canzone de Naples (Cardillo, Falvo, De Curtis) pareillement, tandis que l'opéra est représenté par Verdi, Bizet et Puccini. Verdi a même droit à un duo (« E lui! Desso! l'Infante! » de Don Carlo), l'artiste ayant invité le jeune baryton mexicain Juan Carlos Heredia, lauréat de son concours en ligne « Sing with Yusif ».
Il semble ainsi se dessiner une montée en charge quant aux ressources et aux effets, les mélodies russes s'apparentant a priori plus aux « Liederabende » (soirées de Lieder) tant goûtées par les chanteurs lyriques, qu'au pathos et envols attendus dans le répertoire italien. Fausse route ! Eyvazov n'a nullement l'intention de cantonner ces mélodies dans un entre-soi de bon ton. Dès Rachmaninov, les moyens s'avèrent conséquents, puissance et projection font fi d'un quelconque intimisme –ce qui ne lui interdit pas, bien au contraire, de graduer et nuancer, surtout dans les Romances tchaïkovskiennes, ressenties et ciselées. Cette bivalence ressort plus encore de la confrontation entre son Lenski d'Onéguine quelque peu sur-dimensionné mais très crédible, et son véhément Hermann de La Dame de Pique, rôle qu'il vient tout juste de s'approprier. Ténor lyrique versus ténor dramatique : cette dernière catégorie est indubitablement la sienne.
Le second volet permet à ce gosier (très) large de s'épanouir dans un registre supposé plus propice à la rodomontade –quand bien même d'aucuns continueraient de qualifier, avec une once de dédain, Tosti et Gastaldon d'« auteurs de salon ». De fait, si le chanteur peut se voir reprocher, à la marge, un volume sonore que la bonbonnière Gaveau n'exige pas, l'auditoire lui sait gré de ne jamais laisser percer l'outrance. Nul cri, coup de glotte, ou sanglot détonant dans cette ligne racée, au vibrato serré, appuyée sur un médium sonore et enveloppant, des aigus de stentor très sûrs, parfaitement tendus et solaires. Le souffle de cette forge est à l'avenant, comme sa prononciation impeccable de l'italien (Eyvazov a vécu et travaillé en Italie et il en parle la langue couramment). Si le timbre plutôt métallique n'a pas une forte personnalité, cet Artiste du Peuple d'Azerbaïdjan explique en entretien combien de travail il a dû consacrer, en quelque sorte, à l'arrondir.
Autre atout : superbement encadré par son pianiste et coach Enrico Reggioli, il connaît parfaitement ses partitions, ce qui l'autorise à ne pas demeurer rivé à son pupitre, et par là à communiquer davantage avec un auditoire qui ne demande que cela. Chaleureux et débonnaire, souriant beaucoup, il échange aussi par gestes ou mimiques, tel ce mouvement de tête carnassier sur les mots « vorrei baciare » (« je voudrais embrasser ») du Gastaldon –ou bien ce baiser offert, par-delà les travées, à Ekaterina Semenchuk (à l'affiche des Troyens à Bastille), voisine d'Anna Netrebko et (qui sait ?) future partenaire d'une Carmen dont il livre un « Air de la Fleur » de toute beauté.
Yusif Eyvazov, #ténor, lartiste du Peuple d#Azerbaïdjan, a subjugué le public français par son remarquable talent et sa voix époustouflante lors de son #récital à la Salle Gaveau@sallegaveau @eyvazov_yusif #YusifEyvazov @lesgrandesvoix @AzAmbassadeFr @AzDelUnesco pic.twitter.com/Hk6suaekdg
— Association Dialogue France-Azerbaïdjan (@FrAzDialogue) 8 février 2019
Dans cet ordre d'idées, Yusif ne se prive pas du tube « Nessun dorma » (Turandot), livrant un premier « vincerò » en une saccade fort virile, puis s'épanchant sans effort apparent sur le périlleux acmé du dernier, suivi du délire prévu. Il parachève en bis d'un vibrant Non ti scordar di me (De Curtis) cette exhibition marathonienne.
Une longue ovation debout le remercie de s'être ainsi émancipé, avec panache, de son statut d'éternel mari.