Vêpres de Monteverdi : après Gardiner, Raphaël Pichon sacré à Versailles
Destins croisés à quatre siècles d'écart : en 1610, Monteverdi dédie au pape Paul V les Vespro della Beata Vergine grâce auxquelles -assurément- le compositeur obtient l'illustre poste de maître de chapelle à la basilique Saint-Marc (Venise) en 1613. En 2019, Raphaël Pichon triomphe en l'illustre Chapelle Royale du Château de Versailles, dans la lignée de Sir John Eliot Gardiner, maître qui avait adoubé son jeune successeur en 2017, l'invitant à interpréter les Vêpres dans son Festival de Leipzig (comme le pape avait invité Monteverdi il y a quatre siècles).
Comme le programme de salle réimprime les explications de l'œuvre rédigées par Gardiner en vis-à-vis du texte biblique, la Chapelle Royale conserve assurément des échos et souvenirs des Vêpres de la Vierge par Sir John Eliot Gardiner, les English Baroque Soloists et le bien-nommé Monteverdi Choir. Elle n'est d'ailleurs pas la seule, les recherches en ligne concernant les "Vêpres de Monteverdi" mènent tout droit et avant tout à cette mémorable version :
Fort heureusement, une captation vidéo a également été réalisée pour la version Pichon. Elle permet d'apprécier un spectacle mis en espace et en lumière. La soirée commence et s'achève dans un noir absolu et des ambiances colorées parcourent le spectre des émotions depuis un bleu (couleur de Marie) ténu dans les arcanes, jusqu'aux pleins feux éclatants de la gloire divine sur les ors de Versailles, en peignant un nuancier mitigé (même les lumières des pupitres sont contrôlées pour participer à l'atmosphère signée Bertrand Couderc, un habitué des plus grandes scènes d'opéra). Les solistes, le chœur puis le chef lui-même, se meuvent également vers les recoins et hauteurs de la Chapelle, isolant une voix angélique perchée, composant des effets de spatialisation sonore si bien projetés que l'origine de leur source reste parfois un envoûtant mystère. L'effet est poignant, comme ces processions monastiques insérées parmi les temps des Vêpres, les interventions solistes ou en petits ensembles (se répondant parfois du sol au plafond ou à travers les nues), les concertinos de chambre plongeant dans une intimité de salon.
Des ambiances très variées qui correspondent parfaitement à la diversité de l'œuvre elle-même : Monteverdi enchaîne des appels solennels avec une fanfare extraite de son premier opéra (Orfeo), de grandes stases, puis des mouvements fugués ou madrigalistes (superposant des motifs musicaux très changeants et illustratifs). Chapelle, salon et planches se mêlent ici : cantate, madrigal et opéra, tous maîtrisés par le chœur et orchestre Pygmalion. Les cuivres nourrissent la pompe fastueuse, les violons se tournent vers l'orgue pour un concertino rayonnant, la harpe emmène un continuo ravissant (elle est placée à la pointe des théorbes et devant les violes de gambe). Preuve de la ductilité de cette musique et de ses interprètes, le clavecin est posé sur une console d'orgue : l'instrumentiste passant de l'un à l'autre. Les chœurs intensément recueillis savent aussi éclater, restant justes alors que leurs terribles consonnes fouettent les airs ("une grande bataille se fera ; [Le Seigneur] brise des têtes sur toute l'étendue du pays. Il boit au torrent pendant la marche").
Les trois trios de solistes vocaux harmonisent également leurs couleurs complémentaires dans des duos marquants. Les deux voix prévues de "soprano" sont ici chantées par deux mezzo-sopranos (qui sont d'ailleurs les deux dernières Révélations lyriques aux Victoires de la Musique Classique). De fait, Eva Zaïcik et Lea Desandre ancrent leurs phrases dans un grave, suave pour celle-ci, chaud pour celle-là. Elles marient leurs voix à l'unisson de timbres lorsque côte-à-côte ou en dialogue amoureux lorsque placées de part et d'autre du chef. Lea Desandre parvient à dégager une confiance et une délicate quiétude, tandis que dans ses passages solistes, Eva Zaïcik embrasse et embrase de son souffle et souffre un médium plein, mordant vers les résonances aiguës. La contralto Lucile Richardot vient compléter le trio féminin : la rondeur de son médium croit naturellement vers les cimes, rappelant son aisance à travers diverses tessitures au point que son ambitus garde un mystère (à l'image de son regard sombre et fixé au loin). Même la voix droite est aussi assurément projetée, ronde et sonore.
Du côté des trois ténors, Emiliano Gonzalez-Toro impressionne notamment dans le Nigra sum passant d'un noir baryton au ténor agile et orné, s'appuyant sur une pointe lyrique mais sachant aussi bien alléger en voix mixte. Le tout associant la douceur d'une chanson, le recueillement religieux, les bouleversements du madrigal et l'émotion de l'opéra : à l'image de cette œuvre complète et du catalogue de Monteverdi. Zachary Wilder, très vibré et vibrant, ressort en nette ligne de crêtes dans tous les ensembles. Notamment pour compenser une certaine fatigue vocale au fil de la soirée, les deux chanteurs enracinent de plus en plus leurs voix, y compris pour le duo de séraphin auquel il manque donc le caractère angélique. Olivier Coiffet complète ce tiercé par le soutien discret d'un homogène contrepoint vocal.
Les trois basses offrent trois lumières différentes, en harmonie avec les lieux et les paroles : lumineuse pour Nicolas Brooymans, sombre pour Geoffroy Buffière et davantage pastel pour Renaud Bres qui se fait surtout repérer dans l'arioso de textes monastiques. Les trois hommes manquent toutefois de présence pour asseoir les ensembles solistes, ce sont les voix graves du chœur qui assurent les harmonies collectives.
Couronnant le mouvement perpétuel des artistes et des sons, le concert se referme par un retour aux deux Alleluia initiaux, le premier très orné menant vers le second méditatif, à l'image de ce concert, à l'image de son accueil par le public : le triomphe d'acclamations et de rappels sonores laissant beaucoup de souvenirs à méditer.