Ambroise Thomas : Le Songe d'une nuit d'été réédité (inauguration du tunnel sous la Manche)
Il y a deux espèces de musique, la bonne et la mauvaise. Et puis il y a la musique d’Ambroise Thomas
En une célèbre formule aussi spirituelle qu'assassine, Emmanuel Chabrier aura relégué d'un seul coup Ambroise Thomas (1811-1896) au statut de musicien académique, parfois lourd, parfois mièvre, bref tout à fait secondaire. Pourtant, sa musique sensible et inventive semble connaître un regain d'intérêt, au moins depuis les mémorables Hamlet et Mignon du tournant du millénaire au Capitole de Toulouse (et plus récemment à Barcelone, Vienne, Bruxelles, Marseille, Paris).
Le Théâtre Français de la Musique, intronisé en 1991 dans les murs du Théâtre Impérial de Compiègne (avec Henry VIII de Saint-Saëns, compte-rendu à suivre) offrit pour sa part Mignon dès 1992 et, en 1994, le Songe d'une Nuit d'été. Le regretté Pierre Jourdan, son infatigable directeur-fondateur, avait osé (avant le Palazzetto Bru Zane) emprunter d'audacieux sentiers de traverse, redonnant vie à des pans entiers de notre immense patrimoine lyrique, de Meyerbeer à Milhaud en passant par Monsigny, Grétry, Auber, Halévy, Gounod, Cherubini. Il ne survécut pas davantage que son institution à l'abandon des pouvoirs publics picards, en 2007.
Ce Songe d'une Nuit d'été de 1850, contrairement à ce que son titre peut faire croire, n'est pas une adaptation de la célèbre pièce de William Shakespeare. Mieux que cela, il s'agit de sa genèse : les librettistes Rosier et Leuven ont créé ex nihilo une fantaisie de leur cru, convoquant sur scène Shakespeare lui-même, son fameux Sir John Falstaff, et rien moins que la Reine d'Angleterre Elizabeth Ière ! En résulte un opéra-comique doux-amer, tendre, nostalgique, autour du thème du génie créateur, à la frontière entre rêve et réalité et en pleine confusion des sentiments. D'une durée fort respectable (plus de trois heures), riche d'airs ou ariettes, de duos, trios et ensembles, la composition tisse sa toile onirique, arachnéenne, au-delà du fantastique "ordinaire".
Le cœur de l'action se situe à l'acte II, abîme de poésie à l'instrumentation capiteuse et au chant hypnotique – un nocturne raffiné et subtil, quintessence de la "touche" française. Cette musique du milieu de son siècle préfigure d'autres opéras de veine shakespearienne – Falstaff (1893) de Verdi en premier lieu, et bien entendu l'œuvre éponyme de Britten (en 1960), tandis que sa féerie mène vers 1899 avec la Cendrillon de Massenet.
Véritable factotum, Jourdan s'est entouré d'une fine équipe de comédiens-chanteurs chevronnés pour donner corps au rêve d'Ambroise Thomas. La distribution est dominée par Ghyslaine Raphanel, personnage d'Elizabeth omniprésent, écrasant (peut-être un souvenir de la trilogie des reines de Donizetti). Intrigante au début, muse irréelle ensuite, reine enfin, la technique virtuose n'est jamais ostentatoire : timbre adamantin, aigus de cristal, souffle extravagant, sens de la nuance et du coloris. Çà et là, quelques syllabes peu compréhensibles ne sont que péchés véniels.
Le Falstaff de Jean-Philippe Courtis est un "Pancione" modèle de truculence, sans vulgarité. Héros veule, lâche, pathétique, il sait demeurer attachant dans le panache d'un rôle guère moins ardu que celui de sa souveraine. Le médium est onctueux, chamarré, chaud, tandis que l'abattage vocal (redoutable air d'entrée) soutient l'aplomb scénique. L'un des coups de génie de Thomas est d'avoir offert à son public non pas un, mais deux ténors « à la française » : l'un (Shakespeare) s'avère légèrement plus central et lyrique que l'autre (Lord Latimer, ténor de grâce), comme le seront Hylas et Iopas dans les futurs Troyens de Berlioz. Leur dualité vocale, reflet de caractères dissemblables, permet à Alain Gabriel et Franco Ferrazzi, de faire valoir leurs qualités d'intonation, de phrasé, en plus d'un matériau agréable. Dans la longue partie parlée qui lui échoit, Alain Gabriel démontre en outre sa veine théâtrale.
Si le baryton-basse Gilles Dubernet a beaucoup moins à chanter en tant que tavernier, il compense en signant des décors de bon aloi, surtout à l'acte II, acte onirique par excellence, contribuant à l'enchantement. Cerise sur le gâteau, le clin d'œil final au tunnel sous la Manche, à l'inauguration duquel ce spectacle, nourri d'amitié franco-britannique, a été dédié. À l'écoute de ces solistes valeureux et attentive aux nombreuses trouvailles instrumentales (autant que peut en témoigner une prise de son déjà ancienne d'un quart de siècle), la direction musicale de Michel Swierczewski insuffle énergie et variété à cette partition-marathon.