Heptaméron par Benjamin Lazar aux Bouffes-du-Nord
Par les trappes
ouvertes dans la « chambre obscure » conçue par la
scénographe Adeline Caron surgissent comme de la boîte de Pandore
des histoires de passions démesurées. De la confusion des voix dans
la tempête naît bientôt un chant porté par les voix solistes des
Cris de Paris, qui s’élève jusqu’à la voûte constellée des
Bouffes-du-Nord. Et Zéphir revient, messager du printemps, souffler
l’amour sur la terre. Les tourments et plaisirs d’amour
constituent en effet le cœur palpitant de ce spectacle audacieux et
inclassable.
La jeune comédienne Fanny Blondeau donne à entendre avec simplicité toute la richesse du français du XVIe siècle, et redonne éclat aux vocables usés par le temps, limpidité à la syntaxe tortueuse. Il en va de même des madrigaux italiens qui font la part belle au grand Claudio Monteverdi, de ses productions de jeunesse aux chefs-d’œuvre du dernier livre (1638). La qualité de l’ensemble madrigaliste préparé par Geoffroy Jourdain révèle des timbres bien caractérisés, unis cependant dans une même volonté d’expressivité qui parcourt tous les tons de la gamme amoureuse. Ainsi les vers de Battista Guarini (Marenzio, Baci affamati) mettent-ils en sons l’exaltation érotique par un déluge de consonnes sifflantes et explosives, spirar, sospirar. Ces jeux de bouche sont rehaussés par l’alto très investi de William Shelton et la densité perverse de la soprano Michiko Takahashi.
A Dio Florida bella, d’après un sonnet du poète Giambattista Marino, est l’occasion d’une courte scène, digne des productions lyrico-dramatiques du collectif La vie brève, où la comédienne répond en chantant aux adieux de son Floro, Virgile Ancely, conteur candide et basse charpentée. Les rapports entre chanteurs et acteurs sont d’une grande fluidité, et tous participent d’un même théâtre où chant et déclamation disent avec une jouissance partagée des histoires d’hier et d’aujourd’hui.
Geoffrey Carey est un intercesseur charmant, « suspendu entre deux stations », branché sur une fréquence inconnue où le français se mêle à sa langue maternelle, l’anglais. Le livre à la main, il raconte pour finalement le vivre le récit d’un seigneur anglais qui n’a jamais obtenu de celle qu’il aime qu’un gant, étendard de sa passion greffé sur sa poitrine. Sa déclaration exaltée, devenue langue universelle de l’amour, est alors amplifiée par le chœur, corps harmonique mouvant qui, partant d’un pianissimo à la limite de l’audible, prend possession finalement de tout l’espace du théâtre pour le faire vibrer intensément avec Ardo e scoprir non ardisco (Monteverdi), soutenu par le crescendo du cor —car tous les chanteurs sont aussi instrumentistes !
Ces variations d’intensité remarquables, peut-être plus saisissantes aux Bouffes du Nord que nulle part ailleurs, se retrouvent dans les cris de Mercè relevés par les extravagances chromatiques de Carlo Gesualdo. Ce dernier, dont la vie criminelle semble digne de figurer à la table des matières de L’Heptaméron, inspire particulièrement Benjamin Lazar qui répond avec les moyens du théâtre à l’alchimie véritable d’une polyphonie extrême qui sourd des entrailles pour devenir soudain un concert de mirlitons angéliques : « la triste plainte désormais se change en chant doux et joyeux ».
Boccace et son Décaméron est source première et père spirituel du recueil de Marguerite de Navarre, dont est tirée l’histoire sanglante et merveilleuse d’Isabelle et ses frères. Cet emprunt renvoie à l’œuvre de Pasolini, suggérant ainsi par-delà les siècles la continuité d’une tradition d’interprètes qui savent transmettre et actualiser avec audace les récits d’un amour immémoriel.