Le Barbier de Séville tatoué affûte ses instruments à Bordeaux
Après une journée de gilets jaunes, de visite du maire par le Premier Ministre, et d'un jeune homme rappant sur les marches de l'Opéra, les lumières s'éteignent dans le “temple des muses”. Florian Sempey fait une grandiose entrée sur scène en Barbier de Séville deus ex machina couvert de tatouages : il descend des cintres sur une balançoire tout en chantant son “Largo al factotum”. Sa gestuelle est celle d’un “gangster”, avec les mouvements typiques, coléreux et dédaigneux. Tout l’opéra durant, il ne quitte plus la grogne de son premier air. Indignée, frustrée et désabusée, l’interprétation de Florian Sempey regorge de détails stimulants : sans sa joie habituelle, ce Figaro est d’un ancrage terrien, et la luxuriance vocale s’y accorde, des hauteurs aux profondeurs, brûlantes, capables de couvrir l’orchestre et tous les chanteurs à la fois. À la longue, la caractérisation physique, ses gestes typés et parodiques relèvent plus du boulevard que de la comédie, mais son magnétisme et la puissance rutilante de sa voix font de lui la vedette acclamée de la soirée.
Parallèlement à cette interprétation parfois sombre de Figaro, la mise en scène invite au rire. Derrière la maison de Bartolo, apparaît subrepticement la tête et le long corps élastique de Fiorello, qui disparaît aussi subrepticement pour reparaître de l'autre côté. Des têtes sans corps semblent glisser le long du décor. Les musiciens de scène dans leurs queues-de-pie, faisant de petits gestes saccadés de leurs mains, commencent un long défilé en traînant leurs pattes comme des pingouins. Le sens du “timing” du metteur en scène est ciselé jusqu'à l'alternance d'éternuements et de bâillements, le tout dans une "routine" rythmée irrésistible.
Les décors et costumes également signés Pelly rythment eux aussi l'action. Le rideau s’ouvre sur une immense feuille de papier à musique, entièrement vide, dans laquelle habite Bartolo. Figaro se met à dessiner des notes sur le mur, et les artistes tous habillés de noir sont également des notes. Dans la maison, la prison de Rosina est faite de barres en forme de cordes, et pour l’orage, la pluie tombe comme des notes noires. Les murs courbés servent aussi de chaises ou de toboggans, pour des glissades mimant la musique.
Ces inventions théâtrales reposent aussi sur la complicité totale du chef d’orchestre. Marc Minkowski n’hésite d’ailleurs pas à souligner l’aspect loufoque de la partition : faire du petit motif des violons dans l’ouverture un frémissement tout timide, ou exagérer dans “La Calomnie” de Basilio, les cordes grattés sul ponticello (sur le chevalet) pour suggérer l’horreur de la calomnie.
La distribution pétille de jouvence espiègle, participant visiblement à cœur joie. Le jeune Sud-Africain, Levy Strauss Sekgapane (à découvrir en interview), déjà reconnu dans le rôle d’Almaviva, apporte son “tenore di grazia”, Rossinien dans une voix mixte, ainsi capable de monter vers les (sur)aigus avec agilité, mais manquant de puissance, surtout dans le médium. La jeune mezzo Miriam Albano incarne une petite sylphe à la voix légère et agile, aux aigus faciles, une adolescente impatiente, futée et peu couverte (de voix comme de corps). Son air, “Una voce poco fa” foisonne d’ornements expressifs et fins. Carlo Lepore, basse bouffe Bartolo, fait figure de doyen dans cette distribution jeunette, alors que la voix est encore jeune. Elle résonne encore haut dans le masque pour bien projeter ses paroles, agiles et gracieuses dans “A un dottor della mia sorte”, mais ensuite rapides comme des mitraillettes, typiques de Rossini.
André Courville, dans le rôle de Basilio, baryton-basse fermement appuyé et sonore, propose un naturel comique, détaillé et inventif : l’interprétation de son air “La Calunnia” (la calomnie) est inventive, montrant de très sûrs aigus. Julie Pasturaud brille dans le rôle de Berta, quoique le petit air “Il vecchiotto cerca moglie” ne puisse pas mettre en valeur sa puissante voix de mezzo, déjà appréciée dans Elektra (Bordeaux) et Die Tote Stadt (Toulouse) - elle révèle ici son don de caractérisation, l’attention aux paroles et une présence scénique électrisante qui lui valent une belle acclamation. Romain Dayez, baryton belge, semble d’un naturel comique. Physiquement taillé pour attirer l’attention, sa voix sonore honore Fiorello. Ambrogio enfin, joué par le comédien, Aubert Fenoy, est hilarant et attachant.
Hilarité également semée par chaque entrée des artistes du chœur d'hommes préparés par Salvatore Caputo. Musiciens de l’orchestre engagés par Almaviva, admirables par l’exactitude de leurs notes piquées ainsi que les mouvements de leurs "nageoires", ils sont plus tard de féroces soldats dansants (armés de pupitres de musique à la place de baïonnettes) et d’un son rugissant.
Sans forcer sur un concept politique, la mise en scène aligne discrètement la grogne révolutionnaire de la fin du 18e siècle sur le mécontentement populaire de nos jours, à travers la contemporanéité surtout du personnage de Figaro, qui aurait pu finalement, se cacher dans le jeune homme déversant du rap sur les marches de l’opéra.