7 Minuti d’ovation pour l'opéra syndical, création mondiale à Nancy
La
pièce de théâtre de Stefano Massini, librement inspirée de
l’histoire des ouvrières de l’usine Lejaby d’Yssingeaux en
Haute-Loire, a pour sous-titre « Consiglio di fabbrica ».
Dans le huis clos de la mise en scène de Michel Didym, onze
ouvrières de l’usine textile Picard et Roche tiennent cette
« réunion d’usine », mi compte-rendu syndical,
mi-règlement de comptes entre ouvrières et employées, autochtones
et étrangères.
Dix ouvrières passent le temps comme elles peuvent dans le cadre froid d’une salle de repos, où sont entreposés des cartons de tissus entre le réfrigérateur, les casiers, les tables et chaises en formica. Le sapin de Noël posé dans le fond côté jardin est défraîchi. En veste d’usine à carreaux, les femmes tricotent, boivent un café, discutent ou se disputent, en attendant l’arrivée de Blanche, leur déléguée syndicale, qui doit sortir d’une réunion de quatre heures avec les « cravatés » de la direction sur l’avenir de l’usine. Lorsque Blanche arrive, c’est le soulagement, il n’y aura pas de licenciement. Mais Blanche, abattue, annonce la condition imposée par la direction : les ouvrières et employées conserveront leur emploi si elles acceptent de réduire leur temps de pause de sept minutes.
Dès lors, les arguments en faveur ou défaveur de la proposition fusent, entrecoupés de gifles, coups de pression et jalousies sous l’effet du huis clos étouffant. Après plusieurs retournements, chacune énonce clairement sa décision, « Je refuse » ou « J’accepte ». Au final, Blanche et Odette, les deux plus anciennes, se retirent du vote, et la balance penchera d’un côté ou de l’autre avec l’ultime choix de Sophie, la cadette du groupe. Le public, absorbé par la tension, compte sur ses doigts le résultat, mais le vote de Sophie sera tu par l’obscurité finale du plateau…
La
mise en scène utilise avec dynamisme une légère inclination du
plateau (le risque de la chute sociale) et construit le huis clos autour de larges vitres en fond,
derrière lesquelles deux « cravatés » méprisants
observent de temps à autre le spectacle des ouvrières-cobayes de la
désindustrialisation. Les fenêtres encadrent une grande porte
rehaussée des initiales du logo de l’usine, le linteau se pare
bientôt d’une banderole au message unique, « Dignità
» sur laquelle se projette le sur-titrage d’un texte italien
éminemment contemporain, où il est question de restructuration, de
salaire mensuel de 900 euros, de calculs sur l’économie réalisée
par la direction. L’éclairage agressif et constant des néons ne
s’altère qu’au moment du vote de Sophie, ajoutant de la tension
à l’angoisse de la décision.
L’ouverture est faite par le Chœur de l’Opéra national de Lorraine (préparé par Merion Powell) disséminé dans le public. Bien en place, les timbres caverneux préparent l’angoisse du plan de licenciement. Sur l’énumération paternaliste des prénoms des ouvrières, le chœur prend une couleur quasi-militaire et orgueilleuse. Il est soutenu par les cordes, les musiciens frappant le bois de leurs instruments comme des percussions et par un accordéon presque dissonant (volontairement) qui annonce la catastrophe à venir. L’agitation qui règne à l’arrivée de Blanche est accentuée par les flûtes. Le rythme souvent saccadé des respirations de l’orchestre prend des accents jazzy à la lecture de la lettre standard remise à chaque ouvrière en cette « délicate conjoncture », comme si la musique s’alliait à l’euphémisme de la lettre et tentait d’atténuer la douleur. Le basson rythme l’argumentation avant que la colère ne soit unanime et que les ouvrières ne renversent sapin, chaises et tables.
Le plateau vocal offre une performance d’endurance physique et vocale sans entracte. La thématique de l’individu au sein du groupe permet à chacune d’offrir une caractérisation fine de son personnage grâce à une direction d’acteurs précise. Le défi à relever consiste aussi à rendre la véracité d’un livret contemporain (parfois trivial : « Bordel, c’est nous le comité d’entreprise ! ») dans le cadre d’un opéra. Pour ce faire, les voix sont travaillées autour d’une caractéristique technique principale : une succession de montées vers les aigus et de rétractation vers les graves, sous le poids de la confrontation bouillonnante ou de la colère froide et du mépris. Les lignes vocales trahissent la difficulté de dire « oui » quand on voudrait dire « non », la colère qui crisse, les thématiques sombres de la montée des populismes, de l’intolérance et des difficultés économiques et sociales.
Seule la très digne Blanche, incarnée par la contralto Milena Storti, reste relativement calme. Dans ses quelques accès de colère, les aigus sont bien implantés, alors que les graves sont solennels de douleur et d’abattement, les mediums assurés. La soprano Alexandra Zabala est Odette, collègue la plus intime de Blanche, aux aigus tendres et affectueux, au timbre de miel à l’évocation de leur amitié et des années passées chez Picard et Roche. Sa fille Sabine, portée par la soprano Erika Beretti, fait une entorse à l’uniforme. L’ouvrière rebelle de l’atelier des teintures porte un épais gilet de fausse fourrure rouge comme sa colère, qui déploie encore plus sa voix et des aigus bien vibrés.
Daniela Cappiello est la jeune Sophie, sur qui repose la décision finale. La soprano pousse ses aigus riches à l’extrême et la voix se révèle véritablement lorsqu’elle évalue l’intérêt du rachat de l’usine, preuve qu’un texte froid peut sonner richement lorsqu’il est chanté avec coffre et chaleur. La soprano Francesca Sorteni teinte des aigus cristallins de perfidie, crissante dans les relents racistes de Mireille envers Mahtab, l’ouvrière iranienne, et Agnieska la Polonaise. Cette dernière, Lavinia Bini, possède une excellente diction et se défend physiquement sans perdre en qualité de projection ni en stabilité des aigus de son timbre de soprano. Arianna Vendittelli, sage Zoélie, ponctue ses quelques interventions d’aigus bien placés et bien portés, tout comme Grazia Doronzio (prénommée Lorraine), dernière soprano de la liste de Picard et Roche, hésitant sur son choix jusqu’à vouloir ne plus en faire.
Trois mezzo-sopranos s’allient ou se défont du groupe. Mahtab, sous les traits de Loriana Castellano, communique sa nervosité silencieuse par un martèlement frénétique du pied puis explique à ses collègues qu’elles savent enfin ce qu’est la peur par un timbre assuré, de beaux graves bien implantés et presque resserrés. Elle ironise sur l’inculture de Rachel, Eleonora Vacchi, rebelle aux roses tatouées sur les bras et « Libertà » sur le haut du torse, au jeu de scène précis et dominateur. Ses raccourcis simplistes et simplets sur le « Coran de Téhéran » sont assurés par une diction éminemment claire, les passages parlés sont colériques, les aigus cinglent. Loin de l’ignorance de Rachel, l’Arielle de Sofia Pavone porte son timbre jusqu’à sa colère froide et contenue envers Blanche. Le timbre est alors réduit et les aigus se resserrent.
Le lien évident entre l’œuvre et l’actualité économique et sociale, la direction de Francesco Lanzillotta et le marathon vocal et scénique du plateau assurent une ovation du public qui dure dans son ensemble, assurément au moins sept minutes !