La Somnambule à l’Opéra allemand de Berlin : huées sanglantes
Signée Jossi Wieler & Sergio Morabito pour Stuttgart en 2012, cette production donnée pour la première fois au Deutsche Oper Berlin en ce mois de janvier 2019, déplace l’intrigue dans l’univers banal et frelaté d’une société de consommation naissante. La splendeur romantique repose entièrement sur l’écriture belliniennne, de grandes voix et leur engagement scénique jusqu’au-boutiste.
La Somnambule Amina est animée par la soprano rousse Venera Gimadieva. Elle est affublée de vêtements de nuit, qui lui collent à la peau comme une seconde vie, comme aussi son timbre, limpide et implorant, y compris dans la joie. La diction est soignée comme des coups d’archet capables de s’étirer à volonté. Ses trilles aériens et impalpables s’incorporent à la ligne de chant dans des vocalises toujours expressives. Ses pianissimi et ses suraigus la tiennent entre réel et irréel, la lavent de toute souillure (Ah! Non credea mirarti ; Ah non giunge). Elle accomplit sans effort, notamment dans la grande aria finale, ce que Verdi nommait à propos du chant bellinien la « mélodie longue longue longue ».
Son promis, Elvino, est tenu par le ténor léger et latino Jesús León. Il accomplit sans faille les performances prolongées que lui demande la partition. L’aigu est facile, ouvert, puissant, jamais tendu, encore moins crié. Le chanteur a du punch : de la vivacité dans l’intonation, de la projection dans la déclamation, du mordant dans l’articulation, mais offre peu de contraste, ou au moins de couleurs différentes entre l’insouciant acte I et l’acte II désespéré (Il più triste de mortali ; Ah! perchè non posso odiarti).
L’impressionnante basse bellinienne Ante Jerkunica campe le Comte Rodolfo, physiquement et vocalement, avec bonté, noblesse, puissance, sensibilité. Taille, déambulation et barbe élégantes lui confèrent son charisme physique. Sa voix, au timbre d’ébène, profond, puissant et suave emporte tout sur son passage. Le phrasé est ample, le vibrato retenu, de manière à habiller le timbre sans l’altérer.
Les seconds rôles féminins, exposés, se révèlent également. L’aubergiste Lisa, plus délurée que piquante, est chantée et jouée, en artiste de music-hall, par la soprano Alexandra Hutton. Elle s’engage immédiatement, corps et voix, dans la gouaille ternie de tristesse de son rôle. Le timbre se veut plus blanc que transparent, pour se différencier d’avec celui d’Amina. Le suraigu est pleinement maîtrisé, dans l’intention hystérique qu’accentue la conception scénique. Le rôle de Teresa, la mère adoptive d’Amina, est tenu par l’étonnante mezzo-soprano Helene Schneiderman. "Petite bonne femme" en tailleur étriqué et sac rigide devient progressivement une vraie maman d’émotion et de compassion. L’émission est solide, puissante, le timbre chaud et attachant.
Alessio, prétendant malheureux de Lisa, s’impose progressivement en Andrew Harris, par sa présence physique, continue, naturelle et calme, par un timbre épanoui, malgré la brièveté de ses interventions chantées. Le notaire est assuré par Jörg Schörner, à la voix, comme au physique, débonnaires. Un clone d’Amina, non prévu par le livret, au rôle muet, au physique agrandi aux dimensions d’un spectre glouton, vient compléter la logique de renforcement à gros trait des dimensions mélodramatiques de l’œuvre.
La direction musicale de Diego Fasolis donne vie et vivacité à l’Orchestre du Deutsche Oper Berlin, brillant de ses mille timbres, avec une mention spéciale pour les bois : flûte, cor anglais, hautbois et clarinette, au service du penchant de Bellini pour les aigus bucoliques et mélancoliques. Fasolis dirige la phalange avec clarté et expressivité. Le liant est assuré par un choix cohérent des tempi, entre emportement rustique et suspension extatique. Il sait tirer de l'orchestre d’opéra bellinien la légèreté soignée d’une grande guitare aux cordes diversement colorées. Le travail serré et permanent des chœurs dans cette œuvre est préparé par le chef de chœur Jeremy Bines. Consistant et homogène sur le plan vocal, il se montre habilement individualisé dans sa prestation scénique, incarnation d’une société moderne « individualiste de masse ».
La mise en scène, assurée conjointement par Jossi Wieler et Sergio Morabito, refuse le charme et la subtilité, par sa volonté de déplacer l’intrigue dans la modernité déjà usée des années 1950. Le décor unique est constitué d’une accumulation de meubles démontables, propres à un lieu indéterminé entre réfectoire et salle de classe. Les décors et costumes d’Anna Viebrock, les lumières crues de plafond pour faire jour et de veilleuses rouges pour faire nuit de Reinhard Traub mettent du plomb dans l’aile du romantisme. Le plan sensuel est ici sexuel, cousu de fil rouge (le sang d’une défloration non prévue par le livret, exposé de la chemise de nuit souillée jusqu’au drap de noces), les personnages s’ébattent dans des positions non conventionnelles, lubriques ou maladroites. Pourtant et par contraste, l’accentuation de l’esprit du théâtre de boulevard cherche à réinterpréter la comédie-vaudeville de Scribe et Delavigne, poétisée par le librettiste Romani.
Tout cela vaut à l’équipe scénique d’être copieusement huée par le public berlinois, venu nombreux en ce soir de première. Les chanteurs et musiciens sont en revanche acclamés, tandis que les chœurs, reçoivent une ovation habituellement réservée aux solistes.