Lucrèce Borgia, 50 nuances de noir à Toulouse
Lucrèce Borgia de Donizetti offre une entrée en scène digne d’une colorature très aimée, fêtant son retour au Capitole après trente ans de carrière : Annick Massis. À l’arrière-scène ténébreuse, encadrée par deux murs, sur un nuage de brume, émerge une tête de dragon qui, pour un bref instant, semble annoncer un drakkar. Mais c’est la proue caractéristique d’une gondole Vénitienne qui glisse sur scène. Annick Massis, aux grands cheveux blonds, en descend, comme un cygne dans son manteau blanc à l’allure d’ailes. Elle avance et illumine toute la scène.
Tout, jusque là : mise en scène d’Emilio Sagi, décors signés Llorenç Corbella et costumes de Pepa Ojanguren ou lumières signées Eduardo Bravo, compose différentes lueurs de noir. Le décor est défini par trois grands murs mobiles et noirs, comme couverts d’une étoffe faite de minuscules bardeaux lisses, pour un effet moiré et translucide. Ils accueillent des projections vidéo (stries noires et blanches), mais laissent aussi transparaître des ombres et le feu des torches en arrière-plan. Le sol et le plafond sont pareillement lisses, multipliant toute lueur comme autant de miroirs brisés. Les costumes déclinant pareillement le noir, participent à l’effet : les solistes et les chœurs portent une grande variété de textures : laines, cuirs, lins, velours, sequins, soies, avec des rayures horizontales ou verticales, lisses, unies, ou criblées de petits points. Le tout suggère un monde hanté, où intrigues et complots, meurtres et trahisons hantent chaque recoin.
Visuellement, Lucrezia tranche avec cette noirceur dès son entrée spectaculaire. D’abord d'une angélique blancheur (mais sous son manteau frémit une longue robe noire), elle revient flamboyante au deuxième acte dans une robe rouge-sang, qui dénonce sa vraie nature. Comme pour souligner cette évolution, Annick Massis chante tout le prologue et le premier acte dans une demi-voix presque éteinte. Elle se retient avec une réserve extrême, osant à peine s’élever au-dessus d’un sotto voce (sous la voix) très délicat, mais avec une expressivité et un contrôle toujours audible. Dans le deuxième acte, en revanche, dans sa robe rouge, Annick Massis est totalement transformée : la voix placée, vive et pleine de présence, étincelle. Les melismes rapides sont exacts, les pianissimi sont plus élastiques, les crescendi et decrescendi plus développés. La colorature offre, en outre, des graves reluisant de multiples harmoniques, homogènes avec le reste de la gamme. Sa voix s’intensifie et prend de l’ampleur à mesure que Lucrezia court vers sa fin tragique. Le public l’honore d’une ovation extatique.
La voix d’Annick Massis s’anime notamment au contact de ses collègues, surtout d'Andreas Bauer, qui joue le rôle d’Alfonso d’Este. Par les sinistres couleurs de sa voix de basse, de son timbre vigoureux, des fiers aigus dignes d’un baryton verdien, il incarne un suave méchant très dangereux.
Dans le rôle de Gennaro, le jeune ténor turc, Mert Süngü chante avec ardeur et conviction, ses aigus très clairs placés dans le masque aident la projection, mais ils deviennent parfois aigres, tandis que le médium et les graves peuvent être pâles et peu vibrés. En revanche, il déchire la scène dans ses airs pleins de fougue et galvanise l’attention.
La mezzo soprano Éléonore Pancrazi incarne le rôle travesti de Maffio Orsini. Un brin légère, sa voix médiane et ses graves manquent d’ampleur et de projection. En revanche, les aigus sont à la fois riches et brillants. Gagnant en assurance durant la soirée, son brindisi du deuxième acte est agile, leste, d'autant qu'elle danse autour de la scène en chantant, exécutant des cadences accentuées.
Le ténor Thomas Bettinger, suave et souple dans ses mouvements, incarne Rustighello et jouit d’un timbre très italien, lumineux et projeté, très équilibré. Dans les rôles de Jeppo Liverotto et Oloferno Vitellozzo, les deux ténors, Galeano Salas, au resplendissant timbre doré, naturellement lyrique à l’italienne, et François Pardailhé, très jeune angoumoisin au doux timbre quasiment de haute-contre, n’ont que deux ou trois répliques pour se faire remarquer respectivement. De même, les rôles de Don Apostolo Gazella et Ascanio Petrucci partagent une même ligne : Jérémie Brocard (Gazella), à la belle crinière blonde, révèle une basse volumineuse et sonore, alors que Rupert Grössinger (Petrucci), porte une voix de baryton nasale et entravée. Julien Véronèse (Gubetta) n’a qu’une paire de répliques pour révéler son timbre dramatique de baryton-basse.
L’Orchestre du Capitole, sous la baguette de Giacomo Sagripanti, joue avec un enthousiasme gaillard et beaucoup de précision. La partition bien carrée de Lucrezia Borgia offre aux interprètes comme aux spectateurs, les jouissances du bel canto.