Turandot dépouillé et sans chinoiseries à Toulon
Le metteur en scène, Federico Grazzini choisit d’inscrire l’opéra de Puccini dans une arène unique disposée sur deux niveaux distincts -imaginée par Andrea Belli, dans des dégradés gris-bleus, au sein d’un monde éloigné des chinoiseries habituelles et surtout profondément inquiétant. Le chœur vêtu de longues robes noires, aux crânes rasés, avec ses déplacements maîtrisés, ajoute à cette atmosphère mortifère. Quelques fortes touches de couleurs -les robes rouge sang des suivantes de Turandot, les costumes façon commedia dell’arte des trois ministres-, viennent encore accentuer le malaise ressenti. Aucun accessoire superflu, sinon les têtes en forme de boules des malheureux prétendants exécutés avec lesquelles les ministres s’amusent, mais des vidéos (Luca Scarzella) en fond de scène en lien direct avec l’action, montrant le lever de la lune, le visage surdimensionné de la froide Princesse, la vision d’un grand oiseau nocturne lors de l’évocation de la première énigme. Cette production bénéficie en outre des éclairages savants de Patrick Méeüs et des costumes inventifs de Valeria Donata Bettella.
Précise et ramassée, diablement efficace, la vision proposée par Federico Grazzini mise sur la stylisation et l’exploration du drame vécu par l’ensemble des protagonistes. Des images esthétisées s’inscrivent durablement en mémoire : Liu ôtant sa longue épingle à cheveux pour la mettre de force dans les mains de Turandot avant de s’y empaler ou bien la Princesse revêtant le corps de la jeune esclave morte de son manteau royal pour enfin apparaître tout en blanc, prête pour l’amour et pour l’avenir.
La jeune soprano Adriana Gonzalez, élève de l’Atelier Lyrique de l’Opéra de Paris, s’est déjà produite sur la première scène nationale dans de petits rôles. Elle sera également Brigitta lors de la reprise de Iolanta au Palais Garnier en mai prochain. Elle démontre en Liu qu’elle est décidément prête pour des rôles plus centraux : la voix saine et conduite avec une pleine sûreté, longue et chatoyante avec dans le timbre comme une étincelle supplémentaire, se déploie sans aucun effort jusque dans l’aigu. Les sons filés, si importants ici, ne sont qu'expressivité et sensibilité.
Le ténor franco-tunisien Amadi Lagha a déjà interprété le rôle de Calaf à plusieurs reprises au sein de sa jeune carrière : en Italie notamment au Festival Puccini de Torre del Lago ainsi qu’au Festival d’opéra de Savonlinna en Finlande. Il vient tout juste d’aborder Radamès au Théâtre Carlo Felice de Gènes. Ténor lirico-spinto (appuyé) en premier lieu, Amadi Lagha s’éloigne totalement des ténors barytonnant. L’émission est haute, franche, dans le masque. Il déploie une vaillance peu commune dans le registre aigu, à l'image de sa projection globale. Petit point noir que le travail sur la souplesse, sur la nuance stylistique, devra corriger : un son pas toujours parfaitement juste dans les ensembles ou lors du duo final avec Turandot. Il faut dire que la version finale de l’ouvrage ici choisie, celle de Luciano Berio (plus tendue et acrobatique), ne lui facilite pas le travail.
À leurs côtés, Gabriela Georgieva ne démérite certes pas dans le rôle-titre : son vaste soprano aux aigus dardés, d’une solidité à toute épreuve malgré un sens des nuances restreint, répond au cahier des charges. Elle habite vraiment son personnage et lui confère une présence forte. Le Timur de Luiz-Ottavio Faria fait valoir un matériau vocal désormais un peu effacé en Timur. Le baryton Sébastien Lemoine pour sa part démontre de solides moyens, lyriques et très en place, dans les interventions ponctuelles du Mandarin.
Le trio des ministres souffre d'un manque de coordination et d’équilibre global. Il est dominé par Frédéric Goncalves, Ping amusant et inquiétant à la fois, bien en voix, tandis qu'Antoine Chenuet (Pang) et Vincent Ordonneau (Pong) restent, à tout point de vue, bien plus discrets.
La direction musicale du chef Jurjen Hempel, placé à la tête de l’Orchestre et du Chœur (renforcé) de l’Opéra avec le concours de la Maîtrise du Conservatoire, par son approche un rien analytique, percutante aussi, s’éloigne d’une italianité plus chaleureuse. L'ensemble se tient toutefois et le chef apparaît constamment fort attentif au plateau.
Ce Turandot crépusculaire, éloigné des mises en scène fastueuses et illustratives de l’ouvrage enthousiasme le public toulonnais.