Airs sérieux et à boire : de la galanterie à la gaillardise à la Philharmonie
Même si le concert est intitulé « Airs sérieux et à boire », c’est la veine triste et mélancolique qui marque surtout cette soirée, composée en majorité d'airs consacrés à la souffrance amoureuse – les airs plus enjoués apparaissant essentiellement en fin de seconde partie.
Les compositeurs ont été choisis aussi bien pour leur maîtrise de la polyphonie vocale héritée de la Renaissance que pour leur volonté de s’en affranchir. Ils ouvrent la voie à une certaine modernité qui permet l’émergence et le développement des voix solistes et de l’accompagnement instrumental. William Christie dirige tout en tenant le clavecin : l’ensemble propose un accompagnement tout à la fois discret et présent, précis, mais les instruments entrent également parfois dans un véritable dialogue avec les chanteurs, tel le théorbe de Thomas Dunford qui, dans le « Bien qu’un cruel martyre » de Pierre Guédron, joue avec la voix de Cyril Auvity, lui répond, la relance avec subtilité et complicité. Ce dialogue entre instrumentistes et chanteurs, au demeurant, n’est pas que musical, les instrumentistes ponctuant parfois les airs d’interjections, voire d’imitations de cris d’animaux ! Quoi qu’il en soit, c’est un véritable esprit d’équipe qui préside à la soirée, qui se retrouve dans l’agencement de l’espace : les solistes sont réunis autour d’une table (les spectateurs ont ainsi l’impression d’être conviés à une soirée musicale entre amis), qu’ils ne quittent qu’occasionnellement pour certaines pages musicales (essentiellement les solos).
Les timbres des chanteurs se marient par ailleurs lorsqu’ils interviennent en duo, trio, voire tous ensemble, dans des pièces purement polyphoniques. Ils apportent un soin tout particulier à la prononciation reconstituée de l’époque, à l’extrême intelligibilité de leur diction (notamment pour Marc Mauillon et Emmanuelle de Negri), mais aussi un sens comique affirmé, qui éclate dans certains airs franchement drôles tels le « Couplet de l’Espagnol » d’Etienne Moulinié (interprété par Cyril Auvity et Emmanuelle de Negri), où un hidalgo se fait vertement rabrouer par la femme qu’il tente de séduire, ou encore l’irrésistible « Que dit-on au village ? » de Pierre Guédron, suite de ragots portant sur une jeune fille venant de perdre son pucelage et qui depuis « le cherche à tâtons » !
La basse Lisandro Abadie fait valoir sa musicalité et son timbre clair, qu’il est capable d’alléger jusqu’au falsetto (voix de fausset, comme son comparse Cyril Auvity) lorsqu’il s’agit de prendre à son compte certaines répliques dévolues à une femme ! Son interprétation de l’air « Quel espoir de guérir ? » (Pierre Guédron), accompagné du seul théorbe, pleine d’un désespoir sobre mais intense, est poignante. Marc Mauillon, au timbre si personnel de baryton ténorisant (ou de ténor barytonnant), à la diction limpide et à la projection jamais forcée, chante avec plaisir et naturel. Le timbre de Cyril Auvity est suave, la voix bien posée, la ligne de chant raffinée. Son interprétation de l’air « Bien qu’un cruel martyre » est d'une émotion délicate, notamment lorsqu’il chante à fleur de lèvres les derniers vers du poème : « La cause en est si belle / Que souffrant les trespas / Cent fois pour elle, / Je ne m’en plandrois pas ».
La voix claire, aux couleurs argentines, et la technique aguerrie de la mezzo Anna Reinhold, le timbre velouté et l’élégante ligne de chant d’Emmanuelle de Negri (particulièrement dans « N’espérez plus, mes yeux » d’Antoine Boësset) sont aussi bien au service de l’émotion que de la polissonnerie. Toutes deux parent ici ou là leurs interventions respectives d’ornements discrets et raffinés.
La prestation musicale mais aussi sans doute l’ambiance agréable de la soirée conduisent le public à réclamer trois bis, accordés généreusement et avec grand plaisir par William Christie et son équipe : « Tout l’univers obéit à l’amour » (Michel Lambert, c. 1610-1696), puis, de nouveau « Allons, allons gay, gayment » de Claude Le Jeune qui avait ouvert la soirée et le « Que dit-on au village ? » de Pierre Guédron.