Faust à Liège, surprise étrange
La mise en scène de Stefano Poda joue essentiellement sur l’effet de surprise, les sentiments, les interrogations qu’elle suscite chez le spectateur. Refusant toute visée narrative comme le dit le metteur en scène dans sa Note imprimée, de même que toute démarche didactique (pas de message social, philosophique, historique à délivrer), voire tout sens véritable, elle fait le pari de l’émotion suscitée chez le spectateur plus que sur la réflexion et la signification. Certes, certains symboles sont relativement facilement déchiffrables (la robe de fleurs que porte Marguerite à l’acte du jardin, d’abord éclatantes, puis fanées), mais d’autres le sont nettement moins : l’immense anneau, élément central de la scénographie occupant tout l’espace, tantôt couché sur la scène, redressé à moitié, tantôt debout à la verticale, qui pourrait évoquer le poids oppressant le héros éponyme (désillusion, amertume, culpabilité), l’éternel recommencement de la vie (Faust, avec l’épisode amoureux de Marguerite, revit sur un plan humain et sentimental la déception qu’il vient de connaître sur un plan métaphysique), le lien indéfectible qui unit Faust et Méphistophélès. D’autres éléments, enfin, demeurent difficilement déchiffrables : les figurants et choristes vêtus de rouge, qui, pendant la valse de l’acte II, émettent des soupirs et des gémissements tout en semblant pris de contorsions. D'autres qui reviennent vêtus de noir au quatrième acte, une jeune fille devant laquelle Marguerite chante la ballade du Roi de Thulé.
L’émotion ressentie face aux tableaux demeure toutefois, à condition d'entrer dans le parti-pris : la peur (les gestes et mimiques des figurants vêtus de rouge), la stupeur (nuit de Walpurgis esthétique, au cours de laquelle les danseurs dénudés se livrent à une chorégraphie étonnante), l’horreur (l’apparition de femmes portant des coiffes ressemblant à des mantilles, les apparentant à des personnages échappés d’un tableau cauchemardesque de Goya), l’émerveillement (Marguerite chantant la ballade du Roi de Thulé face à un projecteur créant une ombre géante sur le mur du fond, et illustrant les paroles de la ballade par des ombres chinoises), le soulagement et l’apaisement, lorsque l’anneau géant, au dernier tableau, se fait ouverture vers un au-delà serein et rayonnant.
Musicalement, la version est plus complète que celles habituellement proposées : la romance de Marguerite du quatrième acte (« Il ne revient pas ») est rétablie, de même que l’intégralité du ballet du cinquième acte. Les tempi choisis par Patrick Davin surprennent quelquefois : la fin de l’acte II, un peu pesante, n’est pas le tourbillon que les paroles du chœur évoquent (« Jusqu’à perdre haleine, jusqu’à mourir »). La romance de Marguerite à l’acte IV, en revanche, est chantée sur un tempo un peu rapide. Mais dans l’ensemble, le chef dirige avec une belle conviction, un sens aigu du drame, des chœurs impliqués et un orchestre qui, nonobstant quelques légers décalages vite rattrapés et certaines faiblesses ponctuelles entendues ici ou là (les cuivres), lui répond avec beaucoup d’engagement et une capacité à brosser des atmosphères contrastées, du hiératisme du prologue au désespoir tragique du trio final, ou encore la poésie nocturne de l’acte du jardin.
La distribution réserve quelques satisfactions, à commencer par le Wagner de Kamil Ben Hsaïn Lachiri (déjà repéré lors du concours Voix nouvelles l'an dernier) qui, en quelques répliques et une amorce d’air (la chanson du Rat), parvient à faire valoir une voix de belle étoffe, bien projetée, et une diction soignée (de quoi donner envie de l’entendre dans des rôles plus conséquents). Na’ama Goldman (déjà appréciée in loco, aux côtés du Nabucco de Leo Nucci) compose un Siebel convaincant de silhouette, de jeu, et d'une voix longue, fruitée, agréablement projetée. Dame Marthe a peu à chanter, mais Angélique Noldus déploie une conduite vocale élégante malgré une puissance relative.
Les premières interventions de Lionel Lhote en Valentin sont entachées d’un vibrato excessif, mais il se maîtrise en quelques minutes. Le baryton fait ainsi valoir longueur de souffle, puissance et diction remarquées, ainsi qu’une projection claire et percutante. Ildebrando d’Arcangelo offre un portrait incomplet de Méphisto : la voix est d’une belle étoffe et d’une belle couleur sombre, la technique d’école belcantiste appréciable (descente vers le grave précise dans « en somme, un vrai gentilhomme ! »), la prestance scénique incontestable, mais des problèmes de rythme occasionnent des décalages à plusieurs reprises, et surtout, la prononciation du français doit gagner en clarté.
Restent les deux interprètes principaux. Marc Laho ne paraît pas au mieux de sa forme : dès les deux premiers actes, l’aigu semble fragile (le « Je t’aime » tremblotant de la kermesse). Chaque nouvel aigu inquiète, jusqu’au contre-ut raté de « Salut, demeure chaste et pure ! » Fort heureusement, le public, au rideau final, ne lui tient pas rigueur de cet accident, mais le ténor ne propose que peu de variété dans les couleurs et de douceur dans les pages élégiaques, privant le personnage de sa part poétique. Anne-Catherine Gillet offre enfin sa première Marguerite. La chanteuse se trouve confrontée à un rôle plus lyrique que ses emplois habituels et en cela la salle de l’Opéra de Liège se révèle être un choix judicieux : de taille raisonnable (elle compte un millier de places) et dotée d’une acoustique agréable, elle permet à la soprano de faire ses armes dans ce rôle si exigeant, dans de bonnes conditions, sans se mettre inutilement en danger. Le résultat est convaincant : passée une ballade du Roi de Thulé un peu prosaïque et insuffisamment nimbée de mystère (le temps peut-être de se mettre en voix), Anne-Catherine Gillet propose une interprétation juvénile, colorée d’un frémissement presque adolescent, et au total fort émouvante. Certes, les scènes les plus dramatiques (la scène de l’église, le trio final) la trouvent un peu tendue vocalement, mais cette Marguerite pleine de fraîcheur (adorable dans l'air des bijoux) séduit visiblement le public.
La soirée remporte au rideau final un grand succès, même si les spectateurs liégeois ne font pas au metteur en scène le même triomphe que celui qu’il remporta lors de la création de ce spectacle à Turin en 2015.