Tcherniakov réinvente des Troyens anniversaires à Bastille
Dmitri Tcherniakov n’est pas connu pour réaliser des mises en scènes littérales des œuvres, loin s’en faut. Ce ne sera toujours pas le cas pour cette production des Troyens de Berlioz. Comme Romeo Castellucci pour Il primo omicidio, dont la première avait lieu la veille, Tcherniakov propose deux univers très distincts entre les deux parties de l’œuvre, La Prise de Troie et Les Troyens à Carthage, comme si la première était le prologue de la seconde. Les effets de mise en scène de la première impressionnent (comme c’est le cas dans son Iolanta / Casse-Noisette, bientôt repris – places à réserver ici), en particulier le changement de décor à vue, ou le passage d’un homme enflammé sur l’image duquel le rideau tombe comme s’il était jeté des cintres. La scénographie présente d’un côté le palais royal aux murs boisés, et de l’autre la ville décrépie, symbolisant l’isolation et la déconnexion du pouvoir. Dans cette partie, le metteur en scène adopte une lecture didactique, présentant d’abord chacun des nombreux personnages (dont les costumes sont bien différenciés afin d’éviter toute confusion) puis commentant l’action par le biais d’un bandeau typique des chaines d’information en continu. Le livret est respecté jusqu’à ce qu’Enée, pactisant avec les grecs (armés comme il se doit de kalachnikovs), n’apparaisse comme le traître ayant provoqué la chute de Troie, et par ricochet, la mort de sa femme qu’il ne pourra se pardonner. Son fils Ascagne l’emmène alors (dans la seconde partie) dans un centre de soins psycho-traumatologique pour victimes de guerre, où il rencontre une femme (Didon) lui rappelant son épouse : ils participent tous deux (sur le même principe que la Carmen aixoise du metteur en scène) à un jeu de rôle ayant pour but de soigner leurs traumatismes (Enée jouant Sychée, le défunt mari de Didon). Mais le destin en décide autrement. Déconcertante pour certains, cette proposition n’en garde pas moins sa cohérence jusqu’à la dernière note et présente l'avantage de maintenir le suspens de l'intrigue, y compris pour les connaisseurs du livret.
Partisans de ces mises en scène iconoclastes ou défenseurs des versions plus respectueuses des auteurs pourront se rejoindre sur l’interprétation musicale de l’œuvre (malgré les coupures effectuées dans la partition). Remplaçant Bryan Hymel, Brandon Jovanovich chante le rôle d’Énée. De son timbre clair et chatoyant puissamment projeté, il émet des aigus guerriers, maîtrisés. Sa prononciation très honorable (même si tout n’est pas compréhensible) s’allie à un jeu théâtral énergique (parfois trop lorsqu’il fait les cent pas), montrant même un combat à mains nues (figurant la guerre contre les numides) particulièrement bien réglé. Ekaterina Semenchuk (qui remplace Elina Garanca) interprète donc Didon (rôle qu’elle a déjà chanté au Théâtre Mariinsky en 2014), reine de kermesse avec sa couronne en carton et sa robe en papier crépon. Son timbre au métal froid, frémissant d’un vibrato rapide et fin, s’échauffe en même temps que la voix. Son interprétation engagée la conduit la plupart du temps à maintenir une nuance forte. Les voix des deux amants se mélangent avec sensualité (malgré leur éloignement physique) dans le duo « Nuit d’extase », accompagnées par les gestes délicats du chef. Du piano imperceptible au forte saisissant, ils trouvent alors des trésors de nuances, modulant leur chant pour ne jamais offrir deux fois les mêmes intentions lors des reprises du motif principal.
Si le personnage de Cassandre est habillé (par Elena Zaytseva) d’un costume trop grand pour elle, la caractérisant en adolescente rebelle, le rôle est en revanche à la taille de Stéphanie d'Oustrac (qui nous parlait de cette prise de rôle en interview), ovationnée à la fin de la première partie. Soutenue par une diction soignée, un legato bien conduit et un appui sûr, elle projette une voix chaude et légèrement vibrée (qui ressort sans difficulté en contrepoint du chœur), fine et pure dans l’aigu, tantôt dure, parfois douce, toujours intense. L’intensité est d’ailleurs ce qui caractérise son long duo avec Stéphane Degout pour une dispute qui se déroule ici devant le reste de la famille royale. Celui-ci offre à Chorèbe un timbre boisé, étincelant dans le grave, au vibrato rapide et serré. Son souffle lui autorise de longues phrases effilées.
La famille royale, bien que ses membres n'aient pas de parties solistes, forme le fameux octuor "Châtiment effroyable", l’un des clous musicaux du spectacle. Paata Burchuladze offre sa voix ténébreuse et large à Priam. Véronique Gens délivre une voix fine et concentrée, au vibrato prononcé à Hécube. Jean-François Marras (Hellenus) dispose d’un timbre chaleureux, qui ressort hélas peu dans la furie musicale. Le Fantôme d'Hector traverse la scène telle une torche vivante (image marquante !) à laquelle se joint le son ombragé mais séduisant de la large voix de Thomas Dear. Jean-Luc Ballestra (un Capitaine Grec) offre une intervention tonique mais peu sonore. Quant à Tomislav Lavoie en Soldat, il présente un timbre voilé, à la projection bouillonnante.
Le ministre Narbal (ici chef des animateurs du centre), Christian van Horn, projette une voix vigoureuse au timbre rutilant. Ses graves profonds aux résonateurs caverneux s’accordent aux extrêmes hauts agiles et soyeux de l’Anna (la sœur de Didon) d’Aude Extrémo (avec qui il joue au ping pong durant leur duo), dont la voix duveteuse et sombre a un timbre rond et caressant. Son interprétation théâtrale engagée ne souffre que d’un tic gestuel consistant à hocher la tête de manière appuyée. Cyrille Dubois prête son articulation au cordeau et son phrasé suave au legato très soigné au poète Iopas. Accompagné d’un harpiste placé sur scène, il offre un moment suspendu. Ses aigus sûrs et charnus sont émis sans forcer, au contraire des graves qui restent peu sonores. Michèle Losier est un Ascagne (le fils d’Enée) à la démarche et au jeu masculins. Sa voix scintillante et franche, placée haut, offre un timbre étoffé. Le marin Hylas (ici un résident de l’hôpital allongé dans une chaise longue) est chanté par Bror Magnus Tødenes, à la voix épaisse au timbre capiteux, légèrement pincé. Christian Helmer (Panthée) n’a que peu de parties chantées pour se montrer (même si sa présence scénique est plus importante) : il y expose une voix tonnante aux graves sourds et aux médiums larges et mordorés.
Sous la direction de Philippe Jordan à l’élégante gestique, l’Orchestre de l’Opéra de Paris (divisé en un orchestre de fosse et un orchestre de scène) peint avec un grand souci du détail les différentes ambiances : la douceur enivrante, la gaieté dissonante ou la force explosive, notamment. Chaque pupitre est mis en valeur, de la finesse des violons chantants à la force expressive des percussions en passant par la virtuosité des cuivres triomphants et les jets sonores des flûtes si chères à Berlioz. Il réserve de vrais moments de grâce musicale, comme l’octuor avec chœur de la première partie ou le septuor de la seconde, très en place et bien dosés. Le Chœur, peu en rythme dans sa première intervention dans laquelle les festivités impliquent de nombreux mouvements, est en place dans les scènes plus intimistes ou moins agitées. Si l’ensemble manque globalement de basses, les timbres sont homogènes et l'apport théâtral important.
Lors des saluts, les solistes et l’orchestre sont acclamés. Mais déjà, lorsque les quatre fantômes viennent saluer après le chef d’orchestre, des huées fusent. Quand Tcherniakov et son équipe apparaissent, c’est une formidable bronca qui explose, la moitié de la salle les huant à pleines voix, tandis que l’autre les ovationne debout. Le moins que l’on puisse écrire, c’est que nul n’est resté indifférent à sa proposition artistique.
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