Sex, drugs & baroque’n’roll : The Beggar's Opera à Rennes
Les sirènes, l’effervescence qui s’ensuit dans l’entrepôt
d’import-export comme le qualifie son patron Peachum, le dialogue
au ton féroce et cru entre celui-ci et la gouaille de sa femme plongent
d’emblée dans l’univers des crapules, trafiquants, voleurs,
drogués, prostituées : le ton est donné.
Le metteur en scène Robert Carsen et son assistant Ian Burton ont entièrement réécrit le livret signé en 1728 par John Gay, afin de proposer une version décapante et plus (qu')actuelle. Le spectateur est tenu en haleine par de multiples rebondissements, dignes d’un film d’action. La pièce originale (classée parmi les ballad operas, genre anglais créé au XVIIIe siècle en réaction à la prédominance de l’opéra italien) fait parler et danser les gens d’en bas en montrant que la justice n’est pas toujours juste et dépend du milieu social. Carsen souligne de surcroît combien les vices d’hier sont toujours ceux d’aujourd’hui. Dans cette histoire de voyous un peu cocasse, tout le monde boit et se drogue. La luxure anime le monde, l’argent détermine le statut, les politiciens sont corrompus et la justice inversée. Carsen multiplie les allusions à la situation actuelle de l’Angleterre, citant le Brexit et Theresa May ou encore un marchandage lucratif impliquant deux prétendant à la couronne britannique (Harry et Meghan). La satire est maintenue jusqu’au dénouement inattendu mais fidèle à l’esprit baroque : tout est bien qui finit bien !
Carsen scénographie l'action par une pile de cartons (probablement en référence à l’abri de fortune du mendiant), des boîtes qui s’ouvrent et se ferment selon les besoins et deviennent entrepôt de marchandises, chambre à coucher, bar, prison et même gibet. Des cartons sur lesquels sont également assis les musiciens présents sur scène, eux qui se fondent ainsi dans le décor. Quelques accessoires sont rajoutés comme le lit rose de Polly, un billard permettant de régler des chorégraphies époustouflantes, de style hip hop, imaginées par Rebecca Howell et adaptées à cette nouvelle vision urbaine.
Les costumes contemporains conçus par Petra Reinhardt permettent aisément de distinguer les rôles et fonctions : costumes noirs de style mafieux pour les chefs, chemisier rose et pantalon blanc pour la (presque) candide Polly, tenues provocantes des prostituées, jusqu'aux survêtements streetwear des instrumentistes. Carsen introduit en outre des outils modernes : ordinateurs portables qu’utilise Peachum pour tenir les comptes de ses vols, écran de téléphone portable utilisé comme miroir pour strier des lignes de cocaïne ou prendre des selfies, y compris devant la pendaison de Macheath (les musiciens lisant également leur partition sur tablettes numériques).
La musique dont l’ouverture à la française est attribuée à Pepusch consiste en une succession d’une soixantaine d’airs choisis, des "timbres", c’est-à-dire des mélodies préexistantes à la mode (airs populaires, airs du répertoire savant des opéras de Purcell ou Haendel) avec de nouvelles paroles, ici harmonisées par William Christie, ainsi que Florent Carré, ce soir au clavecin et à la direction. Les neuf musiciens choisis parmi Les Arts Florissants associent des timbres variés pour obtenir des couleurs et dynamiques contrastées, s’adaptant avec subtilité aux capacités vocales des comédiens-chanteurs. L’homogénéité se retrouve également dans le choix des interprètes, anglais et issus de l’école de la comédie musicale. Leur formation complète d’acteur, danseur, chanteur (et acrobate pour certains) leur permet d’assurer leur rôle avec dynamisme, spontanéité et aisance. Bien qu'ils ne soient pas des chanteurs lyriques, leur voix sont suffisamment placées pour se passer de micro, l’articulation est impeccable, le timbre aux accents populaires sied à la férocité comique et au jeu de la parodie.
Le chef des bandits Peachum est interprété par Robert Burt. Son baryton convient au personnage autoritaire, prêt à tout pour tuer et empocher l’argent de Macheath qui vient d’épouser secrètement sa fille. À ses côtés, expérimentée en technique vocale, sa pocharde de femme jouée par Beverley Klein adapte sa façon de chanter à ses personnages (elle est ensuite Diana Trapes, la tenancière du bar), chantant volontairement faux, exagérant les vibratos, alternant sans difficulté registre grave, aigu, voix parlée, chantée, vociférée, ou effets lyriques avec un timbre plus coloré.
Kate Batter incarne Polly, la fille de ce couple plus qu’immoral. Amoureuse trahie, certainement la plus sincère dans ses sentiments avec sa rivale Lucy, son timbre de voix est clair, sans vibrato, les aigus faciles, en adéquation avec la jeunesse du personnage. Son amoureux Macheath, bad boy aux allures de James Dean, dealer, coureur de jupons est interprété par Benjamin Purkiss. Comédien danseur, sa voix de ténor est un peu limitée dans les aigus souvent trop tendus et il n’utilise pas la voix de tête, à une exception près, lorsqu’il tente un air aux intonations plus dramatiques, en attendant son exécution commanditée par Peachum et Lockit. Macheath est aussi aimé par Lucy, la fille du gardien de prison, enceinte de lui. C’est Olivia Brereton qui prête sa voix légère de soprano au timbre légèrement vibré pour camper une jeune femme déterminée à se venger. Son père, Lockit, gardien de la prison où est incarcéré son amoureux, complice de Peachum et tout aussi corrompu, est interprété avec aisance par Kraig Thornber. La revue des gangsters et prostituées se complète par la prestation volontiers perfide de Lyndsey Gardiner dans le rôle de Jenny ainsi que celle de Sean Lopeman dans le rôle de Filch, dont la voix au timbre haut perché peut surprendre.
« Nous bricolons notre version » déclarait William Christie, un bricolage accueilli par de chaleureux applaudissements.