Pygmalion & L’Amour et Psyché à Lille, diptyque transporté
Le diptyque Pygmalion de Rameau & L’Amour et Psyché de Mondonville partagent une même thématique (l’amour, sous de multiples traits). La metteure en scène et chorégraphe Robyn Orlin s’empare du baroque et le marque du sceau de la modernité aussi bien dans l’intention, dans les choix de mise en scène que dans l’utilisation du moyen vidéo (œuvre d’Éric Perroys), omniprésent dans cette production (créée en mai 2018 à l’Opéra de Dijon).
Du premier ouvrage, elle montre un espace scindé en deux parties entre d’un côté une vaste toile (où se superposent les collages) et l’atelier de Pygmalion aux apparences de laboratoire. Une fresque de ce que signifie être artiste aujourd’hui, incarnation de la sociologie de Howard S. Becker (Le Monde de l’art), s’attache à dépeindre sa condition, ses interactions et les intermédiaires qui participent à l’élaboration de son œuvre (les critiques et le public, rassemblés). Cette intention apparaît explicite dès les premières mesures de l’ouvrage lorsque Pygmalion apparaît accompagné de ses différents assistants-danseurs dans son atelier, alors montré en laboratoire scientifique où chaque assistant est comme disséqué et reproduit sur l’écran. L’habillage vidéo, mettant à l’honneur le collage et dédoublant la figure de la Statue entre celle représentée sur la toile et le personnage incarné par Magali Léger, relève parfois davantage de l’artifice que d’un élément essentiel et pertinent vis-à-vis de l’intrigue. Quelques zones d’ombre demeurent dans son exploitation ainsi que l’impression d’effets visuels envahissants. La mise en scène est parfois peu intelligible, les différents éléments sur scène demeurant souvent disparates.
L’Amour et Psyché montre cependant un travail plus abouti, la situation de l’intrigue (un plateau de cinéma) légitimant le moyen vidéo, lui-même exploré en des fins plus pertinentes. La superposition des plans pris en direct de chaque côté de la scène (caméra fixe et fond blanc) et déployés sur un écran géant accompagne l’intrigue et une esthétique entre le réel et le fantasmagorique (à l’instar du passage montrant sur écran les flammes de l’Enfer où Psyché est plongée, et où les visages du chœur d’hommes forment d’inquiétantes impressions). La réalité semble sublimée sur cet écran des possibles tout en laissant visible au spectateur le médium même par lequel ces effets sont rendus sensibles (et que corroborent les vidéos prises caméra à la main). Et pour relater ce drame mythologique convoquant des forces surhumaines, chaque personnage est doublé par un danseur dont les mouvements face caméra s’articulent à la prose et aux émotions déployées par la voix entre mouvements contrôlés et transe débridée. Comme dans Pygmalion, la danse achève le spectacle sur les lignes énergiques de la fosse, celle-ci comme provoquée par la musique et suscitant l’expressivité compulsive de corps comme charmés.
L’équipe artistique enrichie de son expérience dijonnaise, porte les deux ouvrages d’une voix confiante. Dans le rôle-titre du premier opus, vêtu d’un t-shirt et pantalon noir, Reinoud van Mechelen est un Pygmalion charismatique, artiste épris de son œuvre allumant une cigarette avant d’introduire son propos d’aigus clairs et très expressifs sans perdre son souffle, alors porté par la plainte (le « fatal amour » tout dans l’expression) puis la jubilation lorsqu’Amour donne vie à son œuvre. L’artiste titubant d’ivresse lors de la scène finale, ses mouvements désarticulés dissonent avec des vocalises parfaitement maîtrisées. Face à lui, la Statue (Magali Léger) prend vie en des aigus mirifiques et évanescents allant de pair avec l’entité surhumaine qu’elle incarne. La délicatesse de l’articulation prime, au timbre caressant (« c’est que je vous adore »), et dont les mouvements mesurés s'allient avec une prestance scénique notable. Dans le rôle de Psyché, elle préserve l’élégance du jeu et l’associe à une voix pleine d’intensité (« Aux yeux de mon amant je n’aurai plus de charme. Ciel ! »), dont les rares écarts dans les aigus n’entravent pas la limpidité du discours.
Face à la passion de Pygmalion pour son œuvre, la Céphise de Samantha Louis-Jean se fait d’abord entendre allongée avec une voix légèrement confinée, avant d’élever sa colère d’une voix incandescente au vibrato resserré donnant une belle ampleur au personnage. Si peu de répliques lui sont consacrées, la soprano s’épanouit en une Vénus évoluant de la haine à l’attendrissement pour Psyché dans le deuxième opus avec une voix tout en reliefs. Armelle Khourdoïan répand l’Amour (rôle qu’elle partage dans les deux opus) chez tous les personnages d’une voix généreuse et puissante au timbre argenté dont la stabilité de l’émission et la maîtrise des lignes sont remarquées. Le duo Après avoir souffert l’orage porté avec Psyché (Magali Léger) est d’une beauté saisissante, avec un alliage des timbres du plus bel effet. Enfin, il faut relever la non-moins excentrique Tisiphone de Victor Sicard à la croisée des genres (vêtu d’une robe noire, copieusement maquillé) dont l'accroche dans le son, que ce soit dans les médiums ou dans les graves, confère à son personnage de déesse tout son caractère démoniaque, et s’allie à une diction des plus travaillées, la basse-taille (équivalent ancien s'apparentant au baryton avec des graves, ou basse chantante) audible en toute circonstance.
Ces deux célébrations de l’amour résonnent dans toute leur ampleur grâce au Concert d’Astrée ainsi qu'à la direction narrative et illustrative d’Emmanuelle Haïm rendant la part belle aux deux partitions baroques. La grande précision des traits alliée à une formidable énergie maintenue sur l’ensemble du spectacle porte les voix comme les mouvements dansés de l’effectif (l’ensemble comme pris par la musique lors de chaque fin d‘ouvrage, en fête) qui, finalement, semblent rendre hommage, exalter la fantaisie d’écriture des deux compositeurs et mettre à l’honneur leur partition, « faire parler » cette musique au XXIe siècle, pour reprendre la note de Robyn Orlin, et dans le même temps la prestation remarquable que montrent ici les musiciens, premiers acteurs de la réussite de ce spectacle.