Don Giovanni donne joie à Nice
Le
criminel meurt là où il a péché, soit
ici :
sur le lit du crime. Le décor unique, animé de quelques évocations
naturelles en arrière-scène, est constitué d’un lit démesuré,
qui
pourrait
contenir une bonne partie de l’air du
catalogue (dans
lequel Leporello
liste
les conquêtes amoureuses de son maître).
L’action est ainsi cadrée par un objet de débauche, duquel
l’aristocrate pervers ne se relèvera jamais. Un drap et deux
oreillers, immenses et immaculés, entremêlent
la
jouissance et la
souffrance : l’étoffe réchauffe les cœurs et réclame les
corps. Don Giovanni, personnage
sans limite, en lutte avec la mort, y
gît, en lever de rideau. L’opéra récapitule
les
derniers instants de sa
vie :
les deux derniers jours du livret. Une
solution temporelle déjà utilisée par le metteur en scène
in loco dans Les Noces de Figaro, il y a un an exactement, avec le même continuiste, claveciniste
chargé d’accompagner les récitatifs,
sur scène (Anthony Ballantyne, vieux Chérubin alors, ami d’Ottavio,
ici).
Le lit est le plan horizontal en contraste absolu avec la verticalité métaphysique de la statue du commandeur. Il ne s’agit pas d’un lit d’amour, mais d’un lit "aimant" au sens de la gravitation, ring de plumes mettant finalement KO son occupant. Pour le reste, l’œuvre de Mozart et da Ponte est entièrement respectée. Les lumières de Daniel Benoin usent de leurs faisceaux contrastés en blanc et noir. La scénographie de Jean-Pierre Laporte respecte la décoration intérieure d’un palais du XVIIIe siècle, avec ses boiseries et ses trumeaux. Le décor, très sobre, est cependant ouvert sur l’espace d’arrière-scène, où se déroulent quelques fragments de vraie vie : danses, promenades, musique. La vidéo de Paulo Correia contribue à gommer la distinction entre vie vécue et rêvée. Le spectateur entre ainsi dans la tête des deux personnages les plus tourmentés : Don Giovanni et Donna Elvira. Les costumes et coiffures de Nathalie Bérard-Benoin soignent avec grâce, en blanc ou noir également, cette époque poudrée, si favorable aux apparitions des courbes et des épidermes (faisant penser au célèbre Verrou de Fragonard). L’ensemble donne au déroulement dramatique, porté par le travail d’acteur, une saisissante corporéité : on se touche, on se bat, dans le désordre ouaté des vêtements et des draps.
Le Don Giovanni du baryton ukrainien Andrei Kymach, prend physiquement possession de la scène et des êtres, un peu moins de la musique. L’aisance est là, sur le plan vocal et expressif, dans ses récitatifs comme dans ses airs célèbres ("Finch'han dal vino", "Già la mensa è preparata"), mais une part de son timbre et de sa tonicité semble enveloppée d’une ouate, recouverte par la distance du souvenir (comme si sa voix suivait littéralement la mise en scène). En Leporello, la basse italienne Mirco Palazzi est son parfait miroir inversé. Son engagement immédiat et énergique dans l’action, l’amplitude vers le grave et la couleur douce de sa voix, le débit naturel et ajusté aux situations, donnent à ce rôle-clé les attributs consistants du giocoso.
Don Ottavio est campé avec beaucoup de délicatesse enveloppante, vocalement et scéniquement, par le ténor italien Matteo Falcier. Le timbre est brillant mais sans cuivrer. Il traverse la ouate ambiante dans ses arias virtuoses "Dalla sua pace", "morte mi da", "Il mio tesoro", comme dans les ensembles. Le phrasé très travaillé laisse cependant percevoir quelques raideurs dans les aigus et des vocalises un peu savonnées, cherchant peut-être à évoquer la légèreté rossinienne. Le Masetto du jeune baryton-basse italien Daniel Giulianini est aussi une sorte de miroir inversé de Don Ottavio. Le timbre est beau, sonore, franc, mais, pétri de colère en permanence, le chanteur projette sa ligne vocale de manière heurtée et violente. Il confère à son personnage davantage de verdeur que de charme. Le Commandeur de la basse géorgienne Ramaz Chikviladze a des allures de père verdien, physiquement et vocalement. Le travail vidéo permet à son image de saturer la scène finale, alors que le volume vocal du chanteur, resté invisible, est pris dans les rets sombrement ouatés de l’au-delà.
De la distribution féminine, se détache avec clarté la figure de Donna Anna. La soprano russe Natalia Pavlova, la plus acclamée lors des saluts, offre un timbre au grain unique, doré et transparent. Du drame à l’aigu, du grave à l’ému, ses registres, vibratos et phrasés embellissent la présence scénique d’une chanteuse qui sait rester noble sur un matelas ("or sai chi l'onore", "Crudele ?...non mi dir, bell'idol mio"). La Donna Elvira de la mezzo italienne Alessandra Volpe est toute pétrie de l’engagement scénique et vocal que requiert un rôle si contrasté, depuis la douceur ("Che vita cangi !", "Mi tradi quell’alma ingrata"), jusqu’à la fureur ("Ah, fuggi il traditor!"). Le timbre est rond, généreux, le phrasé construit. Certaines parties de sa tessiture, notamment le medium, se laissent cependant étouffer par le dispositif visuel, tant elle y est corporellement sollicitée. Enfin, la Zerlina de la soprano Veronica Granatiero est l’exacte équivalente, sur le plan de la production, de Leporello. Mêmes qualités de naturel, de simplicité et de débrouillardise, sans parler du charme physique et vocal. Son "Batti, batti" est aussi irrésistible que son "Vedrai, carino". Le timbre pétillant et bien placé reste en situation.
La direction musicale de György Györiványi-Ráth ne passe pas inaperçue. Le chef est placé haut, afin de pouvoir être vu depuis l’arrière-scène et vaincre l’obstacle sonore et visuel du lit. Cela explique peut-être la présence de constants micro-décalages entre la fosse et le plateau, dans les nombreuses parties où le débit des chanteurs s’envole. La gestique se doit d’être un peu plus ample, ce qui peut nuire à la concision de l’ensemble et aux contrastes des tempi, mais l’Orchestre Philharmonique de Nice, comme le Chœur de l’Opéra font preuve d’un bel engagement.
Comme si le choix du souvenir et l’horizontalité du matelas, de l’oreiller et des draps lestaient l’avancée irrésistible du drame, le temps s’étire, vers une mort imminente et les applaudissements du public.