Tristan et Isolde au Corum : le philtre d’amour enflamme Montpellier
Katherine Broderick, petite de stature aux grands yeux expressifs, pieds nus et dans une lumineuse robe blanche, paraît humble, presqu’enfantine pour sa prise du légendaire rôle d’Isolde. Ses toutes premières notes, saisissantes de présence, révèlent l’étendue de sa technique de projection. Concentrée comme un laser, sa voix coupe facilement à travers la masse orchestrale, au risque d’abord de paraître acide. Puis, au fil de la soirée, de plus en plus à l’aise, elle révèle ses aigus plein d’essor et brille dans les demandes les plus intenses du rôle (notamment les contre-uts arrachés dans le duo d’amour avec Tristan, acte II) mais sait aussi trouver une douce voix filée. À la fin de la soirée, Katherine Broderick semble encore plus fraîche qu’au début.
L’Isolde de Katherine Broderick trouve une Brangäne à sa mesure en Karen Cargill. Cette mezzo-soprano liée, envoûtante et souple, unit sa richesse expressive sur tout l’ambitus, se faisant entendre même lorsqu’elle chante pianissimo et au loin : « Einsam wachend in der Nacht » (je veille seule dans la nuit). Grande et presque hautaine, sa fière stature et sa chaleur maternelle accentuent et soutiennent l’étincelante pureté d’Isolde.
Malheureusement et à l’inverse, Stefan Vinke, pourtant heldentenor (ténor héroïque) semble en difficulté, luttant avec l’orchestre dès le début de la soirée. Le timbre trouble, la diction chuintante et la résonance entravée ne lui permettent pas de couper à travers l’océan orchestral, ni de rejoindre la ruisselante clarté de Katherine Broderick dans leur duo d’amour. Par conséquent et privé en outre de jeu théâtral dans cette version concertante, il paraît assez raide et mal à l’aise. Au troisième acte en revanche, il retrouve une résonance plus efficace, reprend vigueur et sollicite chaque fibre de son corps pour livrer des aigus tonitruants et chargés d’harmoniques supérieures.
Avec sa stature de géant, sa carrure de chevalier de conte de fées, son large visage ouvert et communicatif, plein d’expression ironique jusqu’aux sourcils, les yeux rayonnants de bonté, l’imposante basse danoise Stephen Milling en Roi Marke, semble électrifier la salle avant même d’ouvrir la bouche. Le ramage se rapporte au plumage : Milling prend son temps, laissant le discours aux émotions multiples et contradictoires colorier son timbre. Sa voix est tour à tour magnanime, enveloppante et chaude, orageuse et menaçante, douce et tendre, rugissante de hargne ou étranglée de profonde douleur.
Kurwenal, l’ami de Tristan, est chanté par le svelte et distingué Jochen Kupfer. Ce baryton dramatique, maître du chiaroscuro (équilibre de résonances claires et sombres dans la voix) peut glisser de la hargne dramatique à la douceur lyrique. Il incarne son amitié, son inquiétude et désespoir pour Tristan avec force passion, engageant tout son corps de façon à faire vivre la scène, comme s’il jouait devant le décor d’une grande mise en scène.
Dans les rôles secondaires, le ténor anglais Paul Curievici en Melot offre une voix à la fois riche, claire et très projetée. Yu Shao, ténor, marin ou berger, chante ses deux airs avec une couleur et un timbre suaves et équilibrés. Jean-Philippe Elleouet-Molina offre au rôle du pilote une identité très humaine.
Le chœur des hommes préparé par Noëlle Gény déploie depuis les coulisses la dense polyphonie rythmée de la partition avec exactitude et exubérance. L’Orchestre national Montpellier Occitanie joue avec expansion et ferveur pour Michael Schønwandt, par les vibrations des violoncelles à l’unisson, l’excitation des cuivres, le concert de cors de chasse dans les coulisses et les soli remarqués. Le chef réussit à ménager ses forces avec délicatesse, résistant à la tentation de noyer les chanteurs, sans hésiter à construire de tonitruants climax.
L’orchestre peint des images sonores si vivantes, d’orages en mer, de ruisseaux, de forêts sombres, qu’il contribue, malgré l’absence de mise en scène, à un mariage des arts qui fondait la philosophie de Wagner.