De l’opéra de chambre au lit de la duchesse : Powder Her Face
Un mois après Polaris (autre création en argentine signée Thomas Adès), le public ne peut que se féliciter de voir enfin représenté Powder Her Face en Amérique du Sud dans un lieu facilitant, par ses tarifs (moins de 4€ la place), l’accès d’un public modeste à un répertoire inconnu de cette population. Le Centro Cultural 25 de Mayo, surnommé « el pequeño Colón » (« le petit Colón »), est un joli théâtre intimiste, idéal pour rentrer dans l’intimité de l’intrigue, des personnages et de la partition de cet opéra de chambre réduite à quatre chanteurs et à un orchestre de seize musiciens.
La
mise en scène efficace et stylisée
de
Marcelo Lombardero (par
ailleurs Directeur de l’opéra de chambre du Teatro Colón),
s’appuie sur des décors sobres et esthétiques (Noelia González Svoboda),
des costumes qui font passer comme par enchantement d’une époque à
une autre (Luciana Gutman) et une superbe régie lumière (Horacio Efron), d’où ressort une chaleur et une intimité chatoyantes,
inspirées d’une ambiance cabaret, qui ont valeur d’explication
de texte du livret.
Le
lever de rideau illustre le talent de ce quatuor resté en coulisse :
un voile recouvre encore toute l’ouverture de la scène d’où ne
s’échappe (en
son centre, par un subtil jeu de lumières),
que la jolie paire de jambes croisées d’une femme élégante et des silhouettes masculines suggestives. Ce voile est aussi le support de
surimpressions journalistiques : un regard voyeur et people
des différents scandales émaillant
la vie de
la duchesse.
La direction de l’orchestre assurée par Marcelo Ayub rend d’une légèreté déconcertante les complications d’une partition réputée ardue et fort délicate. Tempi, effets de volume, feulement des timbres (vents et percussions en particulier), tout est d’une précision chirurgicale. Les vertus narratives et allusives de l’orchestration, dans toute la palette générique de cette partition qui emprunte à beaucoup d’autres, sont parfaitement mises en valeur. En outre, la présence du bandonéon supplée parfois avec grâce l’accordéon normalement requis par la partition.
Daniela Tabernig (entendue dans Les Saisons de Haydn) est la reine - ou plus exactement la duchesse - de la nuit. Pleinement investie dans son rôle avec d’intéressantes qualités dramatiques en fonction des âges de son personnage (poses, mouvements et déplacements), sa voix charme, parfois tonne, érigeant cet organe au rang d’arme de séduction fatale. Daniela Tabernig fait de ce rôle de « Don Juan among women » (« Don Juan parmi les femmes »), un monstre de prouesses techniques dans l’exploitation de la tessiture et de la colorature pour rendre les désirs et les états d’âme troublés de Margaret Campbell : « Bring me meat » (« Apportez-moi de la viande »). Les difficultés psychologiques dans l’interprétation du rôle sont également bravées : l’érotisme suinte de cette voix féline et si toute reine de la nuit est indissociable de sa flûte enchantée, c’est agenouillée et tournant le dos au public, sans tabou ni pudeur, que la soprano exécute le fameux air de la fellation.
Oriana Favaro, qui a brillamment interprété Cunégonde dans Candide de Leonard Bernstein, n’est pas en reste. La soprano argentine séduit aussi par la voix : ses qualités d’actrice sont doublées d’une grande agilité vocale où la volupté et la clarté des vocalises étonne et captive. Coquine et provocante, elle use d’une sensualité qui sied aux personnages de la Soubrette et de la Maîtresse du duc. Ce dernier est incarné par Hernán Iturralde qui assume également avec talent les rôles du Gérant de l’hôtel et du Juge. Cette belle voix de basse, ronde et onctueuse, sert la gravité ecclésiastique de l’entrée du juge : « Order. Silence. Justice. » Mais c’est paré de sous-vêtements féminins noirs, avant de revêtir sa robe et sa perruque de juge à l’anglaise, que celui-ci fait résonner ces mots… Le caractère sulfureux et décadent de l’œuvre est ici porté avec audace : l’oxymore de la morale vocale, profonde et sévère, croisée avec l’exubérance du travestissement physique, surprend par son ingéniosité critique. Le ténor Santiago Bürgi enfin, qui chantait récemment Flavio dans Norma de Bellini sur la scène du Colón, trouve ici dans ses rôles multiples dont ceux, remarquables, de l’Electricien et du Garçon de service, de quoi démontrer l’étendue de ses talents dramatiques et des qualités vocales manifestes. La voix est toujours juste dans l’intonation et irréprochable techniquement.
Le spectacle, acclamé par le public, obtient un franc succès. Sa programmation reprendra au même endroit et avec la même distribution fin mars 2019.