68' Ópera contemporánea : comment refaire le monde dans les sous-sols du Teatro Colón ?
Invité à descendre dans les soubassements du Teatro Colón où il prendra place dans trois espaces successifs, le public venu assister à cette création n’est pas au bout de ses surprises. Et c’est en partie dû au fait que ’68 Ópera contemporánea, fruit d’un triumvirat argentin composé de Nicolás Varchausky (composition musicale, conception du son et électronique en temps réel), Matías Feldman (direction, dramaturgie et scénographie, dessin et réalisation) et Marcelo Brodsky (exposition photographique), est une œuvre pluridisciplinaire tenant à la fois du chant choral, de la performance, du théâtre et de l’exposition d’art.
C’est debout que les spectateurs sont accueillis dans une première salle moderne plongée dans une complète obscurité. Le brouhaha de la foule en attente est entrecoupé de façon inopinée par l’intervention d’un chœur de femmes invisibles derrière un voile à gauche, dans l'un des contreforts voûtés de la salle. L’effet est saisissant : c’est d’abord un son unique et pur, prolongé, d’où naissent d’infinies nuances de timbres, puis des modulations dissonantes qui rajoutent une certaine gravité à cette mélodie bientôt interrompue, deuxième coup de théâtre, par un chœur masculin qui surgit vocalement à droite, tout aussi invisible, placé en miroir des femmes, dans un contrefort opposé. La linéarité du chant féminin est déchirée par la verticalité des interventions viriles. S’instaure à travers ce faux dialogue une dialectique de l’Histoire (la linéarité ordonnée du chant féminin) et de ses soubresauts (la verticalité rugueuse et désordonnée des hommes). Oscillant entre l’esprit stéréophonique du chant grégorien et la gravité sonore des expérimentations d’un Ligeti, la mise en garde est claire : elle entraîne le public dans l’incertitude et les angoisses exprimées par ce chœur bicéphale, foule anonyme fomentant et plongeant ses auditeurs dans une indicible nuit des temps révolutionnaires.
La deuxième séquence mène le public dans un corridor en briques datant de la construction du Teatro Colón où huit écrans (trois de chaque côté et un à chacune des extrémités avant et arrière) exposent en alternance, toujours dans la pénombre et alors que le public reste debout, des photos, des montages et des vidéos d’époque en lien avec le dispositif sonore mis en place : une voix off (celle de l’acteur Hernán Lewkowicz), sous la forme de notes vocales enregistrées sur un téléphone portable à la manière d’un dictaphone (« Nota: … »). Cette voix sonorisée narre en espagnol le making-of de l’œuvre à laquelle le public assiste replacé dans le contexte particulièrement perturbé autour de l’année 1968 (guerre du Vietnam, actualités révolutionnaires en Amérique latine dont la mort du Che -né Argentin-, soulèvements populaires en France et en Allemagne) tandis que des bruits de fond (son de notifications du portable-dictaphone, bruits de rue, extraits sonores de documents d’époque) viennent agrémenter la bande son de cette exposition adossant l’œuvre en cours de création. Car cette exposition est bien partie intégrante de ’68 Ópera contemporánea qui trouve sa source dans sa propre genèse, par les questionnements qu’elle a suscités à ces créateurs ainsi que par la recherche documentaire qu’elle a impliquée, y compris avec les moyens d’information actuels comme « Wikipedia », ainsi que le commente le narrateur en voix off dans l’une de ses notes.
La troisième et dernière étape se déroule dans cet espace qu'est la salle du CETC, où les spectateurs retrouvent un dispositif plus conforme à leurs habitudes : des chaises et une scène, même si celle-ci présente à la fois un décor et l’envers du décor, toujours dans cette logique de mise à nu des secrets de fabrication de l’œuvre. Les personnages sont des dessins placés sur scène en temps réel. Les dessins en noir et blanc, brossés à grand trait et de façon criante, sont porteurs d’un réel malaise social. La voix off, désormais visible mais toujours sous la forme de notes vocales, énonce le projet : « un opéra sans corps ». On y découvre une famille en carton et des débats stériles et absurdes autour d’événements révolutionnaires dans l’air du temps. La narration est accompagnée de percussions inhabituelles (des téléphones d’époque mais aussi la machine à vent entendue en août 2014 au Teatro Colón dans la Symphonie alpestre de Strauss) et les formidables bruitages vocaux d’Agustín Genoud, véritable jungle commando vocaliste, très convaincant dans ses performances sonores (imitation des bruits de la forêt tropicale, entre autres sons plus abstraits).
La part belle revient au chœur de l’Ensamble Vocal Cámara XXI. Son directeur, Miguel Pesce, exploite savamment la configuration de la salle pour travailler avec beaucoup de rigueur et de précision la spatialité du chant. Diverses ambiances sonores, entre rébellion et répression révolutionnaires, attestent de cette science de l’espace : position en stéréophonie, en quadriphonie (schéma en croix) avec des groupes de deux femmes devant et derrière le public et de deux hommes de chaque côté de la scène (tous usant d’un mégaphone dans cette configuration), ou chœur complet sur scène face au public. L’Épilogue de l’œuvre (ou « coda » comme le rappelle une énième note vocale), est l’occasion d’un sketch burlesque, un « off en vivo » (« off en direct »). Trois débatteurs (nos trois créateurs), dans un dialogue de sourds typiquement argentin et fort drôle, sont incapables de se mettre d’accord sur ce que doit recouvrir le projet de cet opéra que le public applaudit in fine chaleureusement. La boucle de la révolution étant bouclée, les spectateurs sortent de la salle en contemplant les splendides photographies de Marcelo Brodsky, auteur d’une exposition liminaire au spectacle intitulée 1968. El Fuego de las ideas (« 1968. Le Feu des idées »). ’68 Ópera contemporánea est bien un vaste chantier, à l’image de la Révolution elle-même.