Alagna et Kurzak chantent la première Luisa Miller de Monte-Carlo
Cet opéra composé par Verdi
alors qu’il s’installe avec sa nouvelle compagne dans sa ville
natale de Busseto, questionne les vertiges de l’intimité.
L’écrivain allemand Friedrich von Schiller fournit au librettiste
Salvadore Cammarano (étroitement secondé par le compositeur), la
matière de l’intrigue : Kabale und Liebe (Intrigue et Amour, 1784). Les exigences hypocrites des parents
s’opposent à l’amour authentique des enfants, dans une
vertigineuse cascade d’ensembles combinant toutes les
tessitures, sans oublier les montées orchestrales et chorales (ici
particulièrement précises, raffinées, crépitantes).
Les formats vocaux des chanteurs ne sont pas faits pour des théâtres de poche d’autant qu’ils sont entièrement dévoués à leurs lignes, en version concertante : « ça chante », « ça envoie » entend-on même parmi le public, dès l’entracte. Le personnage-titre, chanté par Aleksandra Kurzak, se caractérise par son évolution psychologique et lyrique, depuis la légèreté jusqu’à la gravité, en passant par l’amertume (soit, en style opératique, du lirico fiorico au lirico spinto). Son soprano ingénu est finement dentelé et piqué d’éclats dans l’ornementation colorature de son premier air. Puis, la soprano change de tenue vestimentaire mais également vocale au deuxième acte et emprunte à la palette nocturne lors de sa confrontation avec Wurm. Son medium, teinté d’une suie luisante de souffrance et de dignité prend alors le public aux oreilles et au cœur (« A brani, a brani, o perfido »). Au troisième acte, aucune fatigue vocale ne l’accable alors qu’elle expire. Au contraire, les pianissimi s’arriment aux cintres de la salle. La voix n’est pas immense, mais toujours bouleversante de naturel et d’émotion.
Son Rodolfo – son Roberto Alagna – surgit tel un fauve et emplit de sa présence souriante la cage dorée du plateau. Le ténor est d’abord un être, un artiste, qui se donne sans retenue, à son personnage, à ses partenaires et au public. Son tour de chant est un tour de force et il gagne, acte après acte, à force d’endurance et de métier, la sérénité et souveraineté vocale propre à sa stature et à celle de son personnage. Seul, le chanteur ne retient pas son souffle, sa déclamation éperdue d’émotion et de sanglots longs dans le magnifique air verdien « Quando le sere al placido ». Il regarde ses partenaires, se retourne vers le chœur, s’appuie directement sur les pupitres de la phalange qui doublent onctueusement son chant. Il a le charme irrésistible du « son » verdien.
Le baryton polonais Artur Rucinski compose un Miller (le père de Luisa), d’emblée belcantiste. Le timbre possède l’ambre douce et l’écaille sonore d’un rôle de père qui préfigure la complexité de Rigoletto. Le vieillissement, crédible, d’un chanteur à la vaillance juvénile, à la projection coffrée, est produit intégralement par sa maîtrise de la couleur. La sûreté des vocalises, la souplesse des inflexions, le contrôle du vibrato appelle, dès le premier acte, une juste ovation de la part du public.
L’autre père (celui de Rodolfo), le Comte Walter est incarné théâtralement par la basse ukraino-suisse Vitalij Kowaljow, en remplacement d’Adrian Sâmpetrean, annoncé souffrant. Familier des grandes scènes lyriques internationales, il oppose aux autres voix graves son timbre de minerai noir particulièrement sculpté, dans la rudesse comme dans la douceur, dans la tristesse comme dans la rigueur. L’accent slave s’y confond avec l’italien.
L’abominable Wurm (le jaloux manipulateur) est confié à la basse coréenne In-Sung Sim, impeccable et bien taillé pour l’occasion. Il produit et projette sa voix avec soin, hargne et aigreur. Federica, Duchesse d'Ostheim (nièce de Walter, qu’il destine en mariage à Rodolfo) est confiée à la mezzo-soprano Ekaterina Sergueïeva, fort bien mise en beauté. Elle apporte, avec Luisa, un peu de répit à cette descente dans les profondeurs. Ses graves de mezzo sont solidement illuminés d’or rose, avec lesquels elle parvient à exprimer les nuances contrastées de ses ressentis, entre jalousie et compassion envers sa rivale. La ligne vocale ouvre de belles perspectives mais le medium s’estompe parfois en se confondant, avec générosité, à l’orchestre ou à la ligne plus musculeuse de Rodolfo.
Les apparitions fugaces de Laura sont confiées à la mezzo italienne Antonella Colaianni. Elle aussi sait polir ses quelques notes, au timbre à la fois triste et rassurant. Elle accueille maternellement, dans une voix de gorge qui n’a rien d’engorgé, toute la douleur de Luisa, et tente de réinsuffler un peu de sa sève à son « lys fané ». Vincenzo di Nocera assure enfin avec efficacité les quelques notes claires et ténorisantes de son rôle de messager.
Le chef italien Maurizio Benini, verdien expérimenté, à la gestique agitée et précise, mime toutes les phrases musicales. La présence que lui confère la version de concert est redoublée par son rôle de surveillant omnipotent des tempi et des dynamiques. Cela demande aux chanteurs – sauf à Alagna qui choisit de s’en immuniser – un contrôle supplémentaire de leur interprétation, d’autant que le geste très rapide et crépitant peut succéder abruptement au geste très retenu et suspendu, préfigurant le long moment d’apesanteur de la mort des deux amants. L'Orchestre monégasque est comme à la maison, à l’auditorium Rainier III. Il adapte ses pupitres, rutilants ou soyeux et ses soli (la clarinette-Luisa, les textures de flûtes), au plus près des voix et de la pointe de la baguette. Le chœur de l’Opéra de Monte-Carlo, avec le concours des élèves de la FIPAC-Monaco, fait preuve d’exacte mesure dans la superposition des tessitures et d’évidente clarté dans la diction de l’italien. Le public applaudit longuement, et avec reconnaissance, un plateau engagé, enthousiaste et enchanté.