L’Odyssée de l’enfance à Lille
Après la belle réussite de Coraline par Mark-Anthony Turnage, l’Opéra de Lille accueille cette saison une deuxième
création destinée au jeune public. L’Odyssée
de Jules Matton, « opéra pour douze paysages » est une
commande du Théâtre Impérial de Compiègne écrite
sur un livret de Marion Aubert d’après Homère et convoquant un
effectif instrumental minimaliste mais de renom, le Quatuor Debussy.
La proposition artistique s’articule autour de deux angles
entremêlés. D’une part, il s’agit de représenter quelques
grands épisodes de l’épopée homérique (l’île des cyclopes,
Circé, le retour à Ithaque, mais aussi la lutte contre les
prétendants). D’autre part, l’opus
prend le parti de centrer le récit autour de la figure de Télémaque,
fils d’Ulysse, qui devient le narrateur de l’histoire, mais aussi
une figure de l’adolescent abandonné par son père, en proie à
des sentiments contradictoires vis-à-vis de ce dernier. Dès lors,
une tension apparaît entre le récit des épisodes choisis de
L’Odyssée
et celui de Télémaque autour des problématiques de l’enfance. De
ces deux directions naît une œuvre déroutante, avec un narrateur
Télémaque qui est à la fois extérieur mais partie prenante des
choix de son père (Ulysse s’extirpe des bras
de Circé suite aux exclamations de son fils assistant à la scène dans une posture de
voyeur-commentateur), mais aussi des scènes
entrecoupées entre narration épique et problématiques traversées
par Télémaque (avec un dialogue houleux père-fils au milieu de
l’intrigue). Dans
ces intrications, l’histoire (ou les histoires) avance
difficilement et très
lentement alors que
L’Odyssée
est finalement traitée de manière superficielle.
La mise en scène de David Gauchard sert malgré tout le déroulé de ces événements et dessine l’espace (avec des lumières de Christophe Chaupin) accompagnant une narration allègrement investie par les chanteurs et choristes. Le tissu présent sur le devant de la scène esquisse la grève d’Ithaque d’où Télémaque espère le retour de son père, déposé sur une plus large toile qui se poursuit vers le fond de la scène puis vers le plafond, offrant un lieu de choix pour des animations (les créations visuelles de David Moreau). Réminiscence des exploits d’Ulysse, l’imposant cheval de Troie de couleur blanche sur le côté droit de la scène est monté pour évoquer Athéna, pour susciter la distance entre Ulysse et Télémaque lors de leur joute, mais sert également à évoquer le pays des Lotophages (la façade se drapant de lotus baroques) comme l’antre de la grotte du cyclope (les pattes avant et arrière délimitent alors l’entrée d’où émerge le monstre). Demeurent de très beaux effets, une ouverture de spectacle captivante et signifiante vis-à-vis de l’intrigue (un enfant au centre de la scène encore dans l’obscurité, éclairant le public d’une lampe torche, puis rejoint par d’autres enfants regardant au loin, en quête de leurs parents). D'autres choix scénographiques questionnent, comme les retrouvailles entre Télémaque et Ulysse : un duo où les deux personnages se placent dos au public pour tendre un miroir face à eux et s'y regarder.
Les solistes investissent cet espace avec une théâtralité plus ou moins convaincante. Incarné par Fabien Hyon, Télémaque apparaît en premier lieu comme un fils abandonné, vivement en colère contre son père Ulysse (une déclamation brute se substituant parfois au chant). Le ténor façonne les sentiments complexes du personnage avec une voix pleinement audible, franche et attaquée avec vigueur et détermination : les aigus et médiums bien charpentés s’évaporant en un très beau « mon père » à l’heure des retrouvailles, rayonnant et expressif. À ses côtés, la soprano Jeanne Crousaud incarne un triple rôle de personnages fort distincts (Athéna, Circé et Pénélope), mais, avec les mêmes intentions et une égale discrétion, la voix conserve un timbre soyeux et cristallin dans une homogénéité de caractère. En Ulysse, Laurent Deleuil apparaît d'abord sur scène pour mener un combat imaginaire armé d’une batte de baseball et d’un bouclier-miroir, avant de poursuivre son épopée contre les forces qui le retiennent loin d’Ithaque. L’héroïque porte sa voix, bien projetée et compréhensible, qu’il manie avec une grande aisance malgré quelques tenues prises par-dessous (« La terre »), réchauffée par la suite lors de son retour à « Ithaque l’ensoleillée » où elle s’adoucit en des phrasés soignés.
Le Chœur d’enfants du Théâtre Impérial de Compiègne, compagnons d’Ulysse qui l’accompagnent dans ses péripéties ou figures d’enfants abandonnés font preuve d'un engagement scénique et vocal d’une teinte juvénile, dans une belle résonance avec cette odyssée de l’enfance qui est celle de Télémaque, loin de son père.
La dense partition de Jules Matton se montre habile dans la peinture de l’inquiétude de Télémaque et des péripéties de l’intrigue. Elle paraît toutefois manquer de diversité dans l’écriture, avec peu de motifs marquant les voix (le chœur d’enfants incarnant les compagnons d’Ulysse ramant sur les flots étant une rare exception) et ne sert pas au mieux chanteurs comme instrumentistes (les passages à plusieurs voix sont disparates, les vocalises de Circé la séductrice assez attendues). Le Quatuor Debussy en relève malgré tout le défi du côté gauche de la scène, avec un unisson lyrique en introduction du spectacle qui se métamorphose en des myriades de voix, emplissant l’espace de la scène d’un son généreux, bien timbré et expressif qui soutient les chanteurs dans la justesse comme dans l’intention.
Prochaine création à l’Opéra de Lille, Trois Contes de Gérard Pesson du 6 au 14 mars 2019.