Au bout du chemin de croix, Le Messie à Versailles
Pour atteindre Le Messie, il est bien naturel de suivre un chemin de croix (même métaphorique et relatif). Au cinquième samedi (Acte V) de manifestation des gilets jaunes, il s'agit du chemin pour rejoindre Versailles, la quasi-totalité des transports parisiens (et plusieurs axes, même piétons) étant bloqués (nombre d'entre eux n'ayant pas été annoncés, y compris le jour même). Mais la destination est à la hauteur du périple et le public nombreux ne s'y trompe pas, attiré par la splendeur des lieux, du chef-d'œuvre programmé et de son impayable chef. Hervé Niquet, musicien et personnage paradoxal, aime et s'amuse à décaper les joyaux, qu'il s'agisse du King Arthur de Purcell (et bientôt du Platée de Rameau) avec Shirley et Dino toujours à Versailles, des projets avec Bru Zane ou du Messie de Haendel. Nous rendions déjà compte de son approche très originale face à cet opus au TCE. Tout juste deux années plus tard à Versailles, il se renouvelle encore et toujours avec pertinence.
Niquet s'est ménagé devant ses musiciens un grand espace semi-circulaire qu'il parcourt, fend et balaye entièrement pour transmettre ses intentions. Tout en contrastes, il s'immobilise et se recueille aussi souvent en ployant l'échine et psalmodiant à voix basse. Son chœur et son orchestre, habitués et très préparés, suivent ses intentions, qu'elles soient ici manifestes ou répétées en amont. Sur l'ampleur et la stabilité remarquées des graves, les instrumentistes allongent un peu les lignes au sein desquelles ils accélèrent les ornements. Le chœur est bien harmonisé, par ses particularités : sopranos aux longues tenues justes vers la souplesse des mouvements fugués (un peu en retard dans les mouvements rapides malgré des vocalises bien négociées), contraltos discrètes mais très placées, ténors bien appuyés et clairs (presque trompetant), basses franches et rondes.
Les solistes conservent leurs partitions, mais cela ne les empêche nullement d'adresser toutes leurs intentions au public. Les coffres du ténor et du baryton-basse impressionnent aussi bien les yeux que les oreilles. La voix du ténor Kresimir Spicer traverse les vallées et les montagnes qu'il chante. Un modèle pour "Thou shalt break them with a rod of Iron" (Tu briseras [leurs chaînes] avec une barre de fer). Très expansif, ses quelques moments de retenue ont cependant bientôt fait de transformer ses lignes en soufflets, que l'intensité finit par fatiguer (au point qu'il sera d'ailleurs remplacé le lendemain par Julien Behr). L'interprète poursuit son investissement remarquable, même rassis après ses interventions. Tout le concert durant, il encourage ses camarades et l'orchestre d'un sourire bienveillant, y compris en plongeant dans sa partition.
Le baryton-basse Božidar Smiljanić est remarquable de noblesse, en port comme en voix. Ses vocalises conservent un caractère sombre, croissant longuement et progressivement, intensément tremblantes comme son texte (I will shake), seyant et asseyant pleinement ses interventions aux paroles et à la musique grandiloquentes, notamment au n°48 : " The trumpet shall sound, and the dead shall be raised incorruptible" (La trompette sonnera, et les morts se relèveront, incorruptibles).
Le programme imprimé rappelle d'emblée le riche ambitus vocal d'Anthea Pichanick en la présentant comme mezzo-soprano avant de démarrer sa biographie par "La contralto française...". Elle disparaît pourtant dans le grave de sa première intervention, mais n'en monte pas moins souplement en volume et intensité, à mesure des élans mélodiques ainsi qu'au fil du concert. Son médium devient alors un centre de gravité pour l'étincelle dans l'œil et la voix, seyant à l'annonce "When he appeareth" (Lorsqu'Il apparaîtra) moins au terrible embrasement de "fire". C'est presque une nouvelle voix qui revient sur scène lorsqu'elle interprète "He was despised" (Il était dédaigné), le texte et les voyelles sombres lui rendant sa superbe, son vibrato souple, la longueur du souffle, la charpente charnelle des résonateurs et même l'alacrité sur "He gave his back to the smiters" (Il tendait le dos à ceux qui le frappaient) avant une reprise aux sauts d'intervalles ornés et roulés.
Très attendue, arrivant en dernier au centre de la scène, Sandrine Piau incarne ses lignes de son premier à son dernier pas. Il est toujours étonnant de voir cette bouche à ce point tordue produire un son si droit mais qu'elle sait également faire vibrer. La mâchoire presque déviée à 45 degrés n'empêche pas une belle articulation de l'anglais (excellente en récitatifs). Les vocalises, même très rapides, sont bien appuyées (la tête les accompagnant en dodelinant) mais la chanteuse les réarticule constamment sur une attaque inaudible. La voix engorgerait presque s'il ne s'agissait ici d'apporter un appui parlando à la prosodie chantée un peu tremblante. Le public suit en tout cas ses conseils : "Rejoice Greatly".
Le silence religieux de l'assistance et les voûtes de la chapelle se font les calices de cette musique. Notamment lorsque le rythme s'élève à l'approche du moment le plus attendu. Pris dans un pianissimo dolcissimo, qui ne dépassera jamais le mezzo forte, les contrechants, timbales et cuivres mesurés mais plus sonores que les chœurs, le mouvement fugué rondement mené par des pointés marqués et frétillants, entrecoupés de rallentando, l'unique, l'éternel Alleluia est une nouvelle fois aussi original que sidérant. Il mène notamment à l'antépénultième des 53 morceaux composant cet oratorio avec son chœur séraphique. Reste à admirer le très doux défi de la soprano lancé aux incrédules avant le chœur entonnant la gloire de l'agneau réconciliateur. Amen.
Le public battant de fiers rappels obtient trois bis bien particuliers. La présence de nombreuses (mais très discrètes) caméras dans la chapelle trahissait la capture d'une vidéo "pour une grande chaîne" annonce Hervé Niquet. Il est ainsi nécessaire de refaire trois brèves prises pour des raisons techniques. Le chef rassure notamment Anthea Pichanick requise sur scène : "non, c'est pas toi le problème ma chérie, ce sont les pompiers" (une sirène à peine audible au loin ayant émaillé un silence). "C'est frustrant hein ?" dit-il pour taquiner le public en interrompant les bis une fois la petite prise obtenue, avant de l'enjoindre à ne pas ébruiter cette coulisse technique : "Promettez-moi que vous ne le direz jamais" !
Après l'Oratorio de Noël et la Messe en si mineur de Bach, Noël se poursuit à la Chapelle Royale avec le Nisi Dominus de Vivaldi, le Noël Royal de Charpentier, le Magnificat et Cantates pour Noël de Bach.