Carnaval baroque à l’Opéra de Versailles
Après plus d’une centaine de représentations, le Poème Harmonique dirigé par Vincent Dumestre y produit pour la première fois son Carnaval baroque. Mis en scène par Cécile Roussat, ce spectacle débordant d’inventivité semble n’avoir pas vieilli d’une seconde après 13 ans de production.
Le
rideau se lève sur une nuit noire, éclairée par la neige et la
lumière des bougies que tiennent les membres d’une procession
religieuse. Cachés par l’obscurité, seules leurs silhouettes qui
s’avancent l’une derrière l’autre et leurs voix qui s’élèvent
pour chanter la Litanie des Saints de Maletti, sont
perceptibles. Dès lors, les voix pleines enveloppent le spectateur
dans une atmosphère sereine et accueillante, celle d’une nuit
romaine du XVIIè siècle, au début du Carnaval. Tolérée par
l’Église pendant 10 jours avant la période du Carême, cette fête
était l’occasion tant attendue pour enfreindre les interdits :
du noble au simple manant, toute la population s’adonnait
impunément à tous genres d’excès, parfois même jusqu’au
lynchage.
Dans la salle d’un palais, la fête bat déjà son plein : les musiciens du Poème Harmonique ont pris place côté Jardin, devant un paravent rouge foncé, tandis que trois fenêtres placées à distance identique laissent imaginer que la scène se déroule à l’intérieur. L’absence de décor n’entrave aucunement la finesse de la scénographie : chaque élément prend sens par son utilité multiple. Les musiciens, dont Vincent Dumestre à la guitare baroque, font retentir l’air de la Serenata in lingua lombarda che fa madonna Gola a messir Carnevale d'Il Fasolo, compositeur dont l’identité véritable est encore mystérieuse à ce jour : il apparaît tantôt sous le nom de Francesco Manelli, compositeur d’opéras vénitiens, tantôt Giovanni Battista Fasolo, frère franciscain, auteur de musique sacrée. Dans le style simple et syllabique de la chanson festive, quatre chanteurs interprètent cette serenata tout en se jouant des tours. Vêtus tels des nobles de l’époque, ils prennent place près d’une table derrière laquelle trône la maîtresse de maison, Madonna Gola, interprétée par le contre-ténor Bruno Le Levreur (en effet, les femmes n’étaient pas autorisées à être comédiennes au XVIIè siècle). Ce dernier, exagérément fardé, convainc par ses manières et sa voix souple et légèrement épaisse. Avec vivacité et légèreté, trop vite pour que nos yeux comprennent les mécanismes, les têtes des chanteurs apparaissent dans un plateau, le ténor Serge Goubioud se retrouve à manger un oiseau tout cru, les voix se mêlent en un quatuor vocal délicieux qui ne chante que faste et fête : « Veni, festoso, riente, gioioso! ».
Dans un même geste, avec une aisance surprenante, les fenêtres sont emportées par deux personnages affublés de masques, et vêtus en orange. Sans cesse prompts à la danse et aux bouffonneries, ils incarnent la figure du Zanni, valet de la commedia dell’arte. Arrive alors une troupe de mimes et jongleurs qui peuplaient les rues à Carnaval. Tréteaux, tonneaux et planches sont installés au son du tambour de Michèle Claude dont le crescendo est parfaitement dosé pour évoquer la tension d’une montagne de cageots qui manque de tomber. Tours de passe-passe, jongleries, puis manipulation de bâton par l’acrobate et mime comorien Ahmed Said : tout s’enchaîne avec une virtuosité naturelle qui émerveille et envoûte le regard.
Avec une finesse et une liberté toute particulière, les musiciens réveillent les fêtards par le Colascione de Kapsberger. Vincent Dumestre troque alors sa guitare pour un colascione, luth à long manche, et égrène les notes graves avec un jeu qui n’est pas sans évoquer celui d’un guitariste de rock. Sortis de leur torpeur, les saltimbanques dressent un mât, y grimpent et éblouissent la salle par leurs acrobaties. Serge Goubioud devenu musicien de rue et muni d’une guitare, chante la célèbre Tarantella del Gargano. Avec un vibrato presque imperceptible, sa voix pleine d’émotion se fond au rythme hypnotique de cette danse et aux soli comme improvisés du cornet et du violone.
Les spectateurs se retrouvent en la salle du palais, cette fois-ci teintée de tragique : avec expressivité, Bruno Le Levreur, toujours en femme, et le ténor Hugues Primard interprètent le Lamento di madama Lucia, con la riposta di Cola. Au rythme de la mélodie descendante jouée à la viole de gambe et à la guitare, les deux amants s’écartent, laissant place à un acrobate qui tournoie dans son cerceau, évoquant peut-être le temps qui passe, le recommencement. Sans plus attendre, l’air d’une moresque d'Il Fasolo interprété par le quatuor vocal laisse percevoir la voix profonde de la basse Emmanuel Vistorky et balaye l’amertume. Le Carnaval baroque s’achève après une explosion de confettis dorés et laisse un public ravi qui embrasse du regard jusqu’à la dernière seconde le tableau joyeux et bariolé de cette troupe.