Le Grand Macabre de Ligeti fait vaciller la Philharmonie de Paris
La Philharmonie de Paris affichait complet pour cette soirée exceptionnelle consacrée à deux des opus centraux de György Ligeti, son bouleversant Requiem et son opéra Le Grand Macabre au travers d’extraits représentatifs de ce dernier. Pour mener à bien cette vaste entreprise, Matthias Pintscher a choisi d’associer à l’Ensemble intercontemporain dont il est Directeur musical, l’Orchestre du Conservatoire de Paris et le Chœur National Hongrois. Au niveau des solistes vocaux, il a fait très heureusement appel à des élèves du Conservatoire de Paris, certains en fin de cursus de formation, d’autres déjà engagés en carrière comme la soprano Marie Soubestre ou le baryton Jean-Christophe Lanièce, très remarqué récemment à l’Opéra Comique dans le rôle de Pelléas (et à retrouver prochainement pour Ariane à Naxos et Manon au TCE).
Ouvrage en quatre parties et relativement court (30 minutes environ), mais constamment saisissant, le Requiem de Ligeti (créé en 1965) s’ouvre sur un chœur assourdi qui semble surgir des tréfonds de l’âme. Il thésaurise les angoisses et les peurs, reflet d’un artiste torturé par la disparition et la mort. Son interprétation repose sur la concentration, la force et la cohérence d’ensemble. Le troisième mouvement, le Dies irae, certainement le plus intensément extatique, introduit la soprano et la mezzo-soprano, dont les parties cumulent les difficultés. Les extrêmes de la voix sont sollicités, avec des sauts d’octave périlleux qui ne doivent pas pour autant nuire à la souplesse ou l’expressivité. La jeune soprano Makeda Monnet déploie toute la virtuosité indispensable en dardant aigus et suraigus. À ses côtés, la mezzo-soprano Victoire Bunel s’appuie sur un matériel vocal bien assuré, une grande maîtrise du souffle et livre une prestation particulièrement concluante. La voix apparaît riche en harmoniques, bien timbrée, aux graves épanouis, aux couleurs variées : plus que de belles promesses assurément ! Après ce mouvement qui atteint l’auditeur au plus profond, le Lacrimosa final renoue avec un certain calme, voire une sérénité apparente.
La seconde partie du concert montre un autre aspect de Ligeti, plus facétieux certainement, avec ces extraits (45 minutes, sur environs deux heures) de son opéra Le Grand Macabre opéra en deux actes et quatre tableaux, créé en 1978 à Stockholm. Il fut présenté à Paris au Palais Garnier en 1981 en version française dans une mise en scène décapante de Daniel Mesguich qui fit date. Le livret s’inspire directement d’une pièce truculente, à la limite du grotesque de Michel de Ghelderode. Ligeti cherche ici à exorciser la mort, thème fondateur toujours présent, mais avec une notion ironique nouvelle, un sursaut d’espoir. Sa musique très picturale s’intensifie encore, se complexifie, osant le trivial, voire même l’obscène. Elle puise ardemment, en les transformant, dans certaines partitions du répertoire (Symphonie Héroïque de Beethoven par exemple) ou aux sources mêmes de l’opéra comme lors du fameux prélude initial parodiant avec l’utilisation de 12 klaxons de voiture la Toccata de trompettes ouvrant l’Orfeo de Monteverdi.
Les profils vocaux apparaissent particulièrement sériés et pour certains hérités de la tradition. Ainsi le couple d’amoureux Amando/Amanda est-il dévolu à deux cantatrices, évocation à la fois spirituelle et charnelle de la Maréchale et d’Octavian du premier acte du Chevalier à la Rose de Richard Strauss. Le chant des deux interprètes semble s’unir et s’entrelacer en un vaste orgasme surligné par la musique et la puissance de l’orchestre. Marie Soubestre offre un soprano d’une rare pureté, à la puissance avérée, au legato idéal face à Victoire Bunel. Le ténor lyrique Benoît Rameau, aux aigus lumineux, déploie beaucoup de verve et de juste fantaisie dans le rôle de Piet-le-Pot, sorte de bouffon qui se joue du redoutable Nekrotzar, Le Grand Macabre venu pour détruire le pays imaginaire de Breughellande et y semer les germes de l’apocalypse. Ce dernier trouve en Jean-Christophe Lanièce un interprète de haute facture. Sa belle voix de baryton bien posée et caractérisée, même si les graves restent à parfaire, large et à l’excellente prononciation, exploite au mieux la partie ambitieuse concédée à ce personnage aux facettes multiples. La magnifique Passacaille finale introduit en sus des solistes précédents les autres interprètes de l’ouvrage, Borbàla Kiss, mezzo-soprano, Jenö Dekàn, ténor, Olivier Gourdy, basse et Makena Monnet, soprano. L’ensemble, par son équilibre et son intensité, rend pleinement justice à cette page de qualité qui vient conclure un ouvrage lyrique -ici chanté en langue allemande-, totalement atypique où le grotesque règne presque sans partage.
Matthias Pintscher dirige d'une baguette à la fois précise et généreuse, sa direction toute de conviction puise à toutes les ressources des deux orchestres réunis, quitte à quelquefois couvrir un peu les voix de ces jeunes chanteurs. Le Chœur National Hongrois préparé par Csaba Somos subjugue par la plénitude de ses différents pupitres et leur maîtrise qui se révèle jusque dans les sollicitations ici encore extrêmes du compositeur, notamment les graves profonds des basses. L’accueil enthousiaste réservé à cette soirée hommage à György Ligeti prouve que la musique de notre temps trouve toujours son public lorsque des moyens suffisants sont déployés et que la qualité s’impose.