Les débuts de Maria Callas Salle Pleyel : Jules Verne l'avait prédit !
En 1892, Jules Verne faisait paraître un court récit, Le Château des Carpathes, racontant le destin tragique du baron Rodolphe de Gortz : rendu fou de chagrin par la mort de la cantatrice qu’il idolâtrait, il réussit à mettre au point un système ingénieux lui permettant de faire revivre la silhouette et la voix de cette chanteuse légendaire pour des concerts privés. Presque 130 ans avant Stephen Wadsworth (le directeur du département lyrique de la Juilliard School de New York, ayant imaginé ce spectacle), avec l’incroyable clairvoyance qui était la sienne, Jules Verne conçoit donc dans son esprit une forme d’hologramme mis au service de l’art lyrique, afin de faire revivre l’art d’une cantatrice dont la mort laisse le public inconsolable et terriblement frustré. C’est, à peu de choses près, le spectacle auquel le public du Hologram Tour de Maria Callas a assisté Salle Pleyel !
Quand « Callas » entre en scène, le choc, tout d’abord, est réel : c’est bien elle, élégantissime dans sa robe blanche, silhouette tout à la fois forte et fragile, port altier, visage radieux mais comme emprunt d’une certaine timidité, ou d’une forme de réserve. Le visage est celui des années 60, voire 70 (la robe blanche évoque celle portée lors des ultimes concerts japonais de 1974), et les gestes, ayant visiblement été étudiés de près dans les vidéos de récitals dont nous disposons (ceux de Paris en 58, Hambourg en 59 et 62, Londres en 62 et 64), sont reproduits fidèlement : bras tantôt élégamment tendus, que viennent prolonger et parachever des mains fines et artistement déployées, tantôt curieusement croisés sur la poitrine pendant le chant, comme pour intérioriser l’émotion, regards fauves jetés à gauche ou à droite, comme si un danger imminent menaçait : tout est là. Mais tout, finalement, participe plus du copié-collé que de l’expressivité artistique spontanée.
Sur un plan technique, le procédé, aussi époustouflant soit-il, trouve ses limites : la silhouette est parfaite lorsqu’elle est au centre de la scène, devant une sorte de rideau vert, mais lorsque « Callas » entre sur cette scène, la silhouette se fait malencontreusement en partie transparente, notamment lorsqu’elle passe devant les musiciens de l’orchestre. Le plus problématique cependant reste le rendu sonore. Les enregistrements des années 1950/1960 surexposaient les voix au détriment de l’orchestre. Pour que celui-ci soit bien audible, le son diffusé est assez fort, mais alors la voix prend un volume qui n’est jamais celui d’une voix en concert lorsqu’elle n’est pas amplifiée. Qui plus est, la voix de Callas semble provenir d’un peu « partout », mais pas précisément du point où la chanteuse est censée se trouver. Plus gênant encore : l’intensité sonore n’est pas la même d’une plage à l’autre. Après une mort d’Ophélie diffusée avec une puissance sonore excessive, le « Suicido » de La Gioconda, qui ouvre la seconde partie, sonne tout petit (mais à vrai dire de façon plus réaliste), avant que le « Vissi d’arte » de la Tosca de 1965 (avec Georges Prêtre) ne déverse de nouveau un flot de décibels.
Les morceaux retenus mettent en valeur la diversité du répertoire de Callas, ses incroyables dons de technicienne et sa faculté déconcertante à incarner chaque héroïne abordée. Mais rares sont les voix d’artistes à avoir évolué de façon aussi radicale en si peu d’années : entre la Norma de 54 et la Tosca de 65, dix ans seulement se sont écoulés. La voix, pourtant, s’est complètement métamorphosée : aux sonorités cristallines, aux aigus crânement projetés, aux vocalises parfaitement contrôlées ont fait place, dès 1960, un timbre déchiré, des accents rauques, des aigus rebelles – même si ces problèmes vocaux restent en permanence au service de l’incarnation et ne diminuent en rien (au contraire) le génie interprétatif de la chanteuse. Faire se côtoyer, dans un même récital, la folie d’Ophélie enregistrée en 1954 (peut-être la plus grande prouesse technique accomplie par Callas en studio avec le boléro des Vêpres siciliennes et la folie d’Elvira dans Les Puritains) et la Habanera de Carmen gravée en 1964, est pour le moins perturbant. Sans doute aurait-il été préférable de proposer une progression chronologique dans les enregistrements au fil du concert.
Callas, disent les textes de présentation, est accompagnée par un orchestre live (dépourvu de nom), dont la participation effective reste assez mystérieuse. Si c’est bel et bien l’orchestre présent Salle Pleyel qui joue, pourquoi le programme précise-t-il que le premier morceau entendu (l’ouverture du Signor Bruschino et non de La Gazza ladra !) est interprété par le Philharmonia Orchestra dirigé par Giulini ? De fait, l’auditoire perçoit des sonorités cotonneuses semblant correspondre à un ancien enregistrement mono, sans comparaison avec celles de l’orchestre accompagnant Callas dans son enregistrement stéréo de Carmen en 1964. Quoi qu’il en soit, l’orchestre est « dirigé » par une femme dont le nom n’apparaît pas non plus dans le programme (il s'agirait d'Eímear Noone).
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Les interactions entre la salle et « Callas » sont rendues malaisées par le procédé, la durée des applaudissements ne correspondant pas à celle des saluts de la diva, continuant de s’incliner à droite et à gauche alors que les spectateurs attendent silencieusement que le concert reprenne. L’émotion surgit bien à certains moments – et grâce à la technique : lorsque les cartes lancées par Callas à la fin de l’air des cartes de Carmen se figent avant de retomber lentement, ou lorsque la cheffe, dos au public, offre une rose à la chanteuse qui se retourne lentement vers la salle, rose en main. Mais globalement, la technique, et c’est tant mieux, ne peut pas – ou pas encore – procurer les frissons du direct : le fossé qui sépare un concert sollicitant des hologrammes des spectacles live est encore assez profond (du moins pour la musique classique : sans doute les reconstitutions de concerts traditionnellement sonorisés sonnent-elles de façon moins artificielles).
Reste
maintenant à savoir ce que Maria Callas aurait pensé d’une telle
expérience, des extraits retenus, de l’adéquation de l’hologramme
à l’image qu’elle voulait véhiculer d’elle. Le risque
résidant bien sûr dans la possibilité de faire faire ou de faire
dire n’importe quoi à une personne disparue, sans aucun respect
pour sa mémoire.
Un débat dépassant le cadre d’un compte-rendu de spectacle et auquel nous vous invitons à participer en commentaires :